Depuis plus de sept mois, Kaïs Saïed a occupé le plus clair de son temps à démonter pièce par pièce «l’ancien système», à en geler les institutions et les déconstruire. Cette offensive lui a permis, en une journée, de rafler les pouvoirs exécutif et législatif. L’assaut de la citadelle judiciaire n’était plus qu’une question d’un terme court. A présent, avec la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), c’est chose faite. Le reste suivra. Rien ni personne n’échappera à la «volonté du peuple». Dans le même temps, l’essentiel attend… et il attendra encore.
Par Moncef Dhambri *
L’on peut facilement craindre que, dans un futur très proche, le tour viendra pour l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) –ainsi qu’il en a été pour l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) et l’Instance de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi– de fermer boutique définitivement.
Bientôt aussi, le jour viendra pour les associations, la société civile, les corps intermédiaires, les partis, les syndicats, les médias –que sais-je encore– d’être soumis à l’inarrêtable rouleau compresseur du 25 juillet 2021.
La Tunisie ne sait plus où donner de la tête
Il y a un peu plus de sept mois, il a suffi à Kaïs Saïed de tordre le cou à un petit article 80 de la Constitution de 2015 et d’invoquer, «devant Dieu et devant l’Histoire», la responsabilité qui lui incombe, en tant que locataire du Palais de Carthage, de faire face au «péril imminent» qui menace le pays, pour que tout le monde recule et lui cède le passage, et que l’irrésistible machine du «peuple [qui] veut» se mette en branle et qu’elle entame sa destruction massive de tout l’espace politique tunisien.
Depuis plus de sept mois aussi, nous en sommes toujours au même point : une Tunisie, où rien ou presque n’a marché pendant une dizaine d’années, qui ne sait plus où donner de la tête et peine à boucler un à un ses jours –comme elle peut et comme elle n’en peut plus.
Ainsi en a décidé le Chevalier d’El-Mnihla. Fort de la légitimité et la légalité de son entreprise de «sauvetage du pays» et adossé à une popularité inusable, Kaïs Saïed poursuit sur sa lancée. Convaincu d’être seul à détenir la vérité absolue, il déroule comme il l’entend son projet de refonte totale du système politique du pays, un programme qu’il a étalé sur trois étapes : une consultation populaire numérique, un référendum et des élections législatives anticipées. La suite viendra et tout le reste attendra. Le locataire du Palais de Carthage est un homme à idée fixe –certains parlent même d’obsession… d’autres, moins aimables, évoquent la fixation névrotique.
Kaïs Saïed ne déviera jamais de sa trajectoire. Lui et son «peuple [qui] veut» savent parfaitement ce qu’ils veulent pour le pays –«pour le bien de la Tunisie», disent-ils. Leur e-istichara peut souffrir de très lourdes lenteurs et d’un manque d’engouement remarquable, elle peut patiner et elle peut même échouer complètement, ils trouveront toujours l’argument pour justifier ce ratage et passeront à l’étape suivante… Un report du démarrage de l’opération –d’une quinzaine de jours– aurait servi à la mise en train de la consultation. Vinrent, ensuite, la réparation de quelques détails techniques de la plateforme de cette consultation et l’ouverture de la participation aux 16 et 17 ans. Et pour finir, il a été décidé, hier soir, d’offrir l’internet gratuit, à partir d’aujourd’hui et jusqu’à la fin de la semaine, pour encourager les gens à participer à cette opération que les gens trouvent inutile et sans intérêt.
Circulez, il n’y a rien à voir !
Manifestement, rien ne semble y avoir fait quoi que ce soit : l’e-istichara ne mobilise pas grand monde et, en fin de parcours, elle aura le plus grand mal à convaincre. Selon les estimations les plus optimistes, à la date du 20 mars 2022, elle n’attirera qu’1/16e des Tunisiens éligibles. La participation de 500.000 sur un total de plus de 8 millions est, avouons-le, un échec cuisant.
Le populisme saïedien ne l’entendra jamais de cette oreille : pour Kaïs Saïed et son «peuple [qui] veut», il s’agit tout simplement d’un sabotage de la consultation, d’une conspiration contre le soulèvement populaire du 25 juillet 2021 et d’un complot contre l’instauration d’une véritable démocratie participative. Il n’y a aucune autre explication… Circulez, il n’y a rien à voir !
En cela, comme pour toute autre chose, le Chevalier d’El-Mnihla sait ce qu’il fait (?!). Il en a donné la preuve et le démontrera encore et encore, aiment à nous le rappeler ses aficionados. N’a-t-il pas défait l’hydre pandémique? N’a-t-il pas volé au secours de nos concitoyens piégés en Ukraine? (1).
Pour le reste, Kaïs Saïed n’a rien fait. Pour l’essentiel, il faut être aveugle pour ne pas reconnaître qu’il ne peut rien offrir: sa connaissance et sa maîtrise des subtilités économiques sont très en-deçà de la compétence requise; et les assistances auxquelles il a recours n’ont pas été capables de combler les nombreuses lacunes du locataire du Palais de Carthage
Ce ne sont pas la réussite de la lutte contre le Covid-19 et l’évacuation de nos concitoyens bloqués en Ukraine – tous les Etats qui se respectent l’ont également fait sans en tirer la moindre fierté – qui détermineront, en décembre prochain, date des législatives anticipées, l’évaluation des trois années de Kaïs Saïed au Palais de Carthage. Il y a d’autres questions, d’autres sujets et d’autres dossiers que le chef de l’Etat s’est contenté d’évoquer du bout des lèvres ou carrément omis d’aborder. C’est sur cela –d’aucuns parlent d’essentiel et de vital– que les trois années de mise à l’épreuve de Kaïs Saïed seront jugées.
Le Chevalier d’El-Mnihla ne pourra pas occulter ce bilan…
* Universitaire à la retraite et journaliste.
Note :
(1) Souvenons-nous du tour de magie que Kaïs Saïed a exécuté pour lutter contre le Covid-19 : en deux temps trois mouvements, masques, gel hydro-alcoolique, oxygène et vaccins ont coulé à flots dans le pays, la pandémie a battu en retraite et nos compatriotes bloqués aux quatre coins de la planète ont pu regagner le pays. Reconnaissons, également, qu’à la suite de l’éclatement de la guerre en Ukraine, la même prouesse saïedienne s’est réalisée sous nos yeux. Après un léger retard à l’allumage, un pont aérien a été organisé et, jusqu’ici, quatre vols ont évacué plus de 500 ressortissants tunisiens de Pologne et de Roumanie. Des vols supplémentaires seront affrétés pour les autres compatriotes qui ont exprimé le souhait d’être rapatriés.
Notons qu’à cette occasion, la bienveillance du locataire du Palais de Carthage a été si grande qu’elle a même profité aux animaux de compagnie de nos concitoyens installés en Ukraine…
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