Eu égard aux liens étroits entretenus par le Qatar et la Turquie avec Israël, la question demeure de savoir si, par sa constance dans un refus anachronique du fait sioniste et ses hésitations à déraciner l’arbre qui cache la forêt du terrorisme, la Tunisie n’est pas en train d’abandonner la proie pour l’ombre.
Par Dr Mounir Hanablia *
Les juifs israéliens sont-ils moins émotifs que les musulmans maghrébins? il y a quelques semaines, la décision a été prise à Tunis d’interdire la projection d’un film, sous le prétexte que le rôle féminin principal en était joué par un officier, actif ou de réserve, de l’armée israélienne. Cette interdiction est quelque peu inexplicable. Le nombre de fois où des films produits à Hollywood tournés par des metteurs en scène, ou bien réunissant des acteurs, juifs, sionistes ou israéliens, ont été projetés durant des années sur nos écrans, ne peut être comptabilisé. Pourquoi les autorités tunisiennes ont-elles cette fois-ci décidé d’adopter une attitude de fermeté qui symboliquement est en contradiction avec l’évolution ces dernières années des rapports israélo-arabes?
Un conflit devenu essentiellement israélo-palestinien
On le comprend d’autant moins que plusieurs agences de voyage locales proposent des circuits touristiques en «Palestine», et que le pèlerinage de la synagogue de la Ghriba, à Djerba, accueille annuellement des milliers de juifs dont une bonne partie est constituée de citoyens israéliens. Les Israéliens plus tolérants que nous? Ce serait à priori surprenant quand on constate les effets dévastateurs de la colonisation juive sur le quotidien des Arabes palestiniens.
La politique de l’Etat d’Israël dans les territoires palestiniens confisqués est ségrégationniste, elle ne respecte ni les droits de l’Homme ni les accords de Genève, c’est un fait. Et son gouvernement actuel est issu du nationalisme le plus extrême. Pourtant, avec la reconnaissance de l’Etat hébreu par de nombreux pays arabes et musulmans, le conflit est devenu essentiellement israélo-palestinien, rappelant par bien des aspects ce qui s’est passé en Irlande du Nord; c’est au peuple palestinien qu’incombe la responsabilité de son destin, c’est à lui qu’il revient de définir les objectifs de son combat pour la réalisation de ses droits nationaux. Des citoyens juifs israéliens l’entendent aussi ainsi, ils ne sont pas nombreux mais ils existent; ils questionnent leur société sur le chauvinisme colonial dont le judaïsme constitue le thème central.
L’hypocrisie des puritains de tous bords
Un photographe israélien, David Reeb, réputé pour ses critiques à l’encontre de l’occupation, a récemment exposé des photos dans une galerie d’art à Jérusalem. L’une montrait un juif hassidique en prière appuyé contre le mur des lamentations avec accolée sur la droite cette citation biblique : «Yeruchalaïm shal zahav» , ce qui veut dire Jérusalem d’or. L’autre montrait la même photo du juif en prières mais inversée, avec cette citation: «Yeruchalaïm shal hara», autrement dit Jérusalem d’excrément.
Cette photo a déclenché l’ire des religieux. Une action en justice a été initiée. La cour a cependant statué que cela ne relevait pas de son ressort et que la photo contestée serait éventuellement recouverte le jour du Sabbat. Le photographe a été surpris par la réaction et estimé que le but de l’art n’était pas de se placer au sein du courant dominant, mais plutôt de rechercher des nouvelles voies d’expression susceptibles d’induire des changements au sein de la société. Et pour protester, il a retiré l’œuvre contestée du musée ainsi que le tabernacle en bois (d’Auschwitz) qui l’abritait. Et ses collègues pour le soutenir ont voilé toutes leurs œuvres de tissu blanc.
Ceci renvoie évidemment aux évènements de l’exposition de la galerie d’art du palais Abdellia de la Marsa en 2012 alors que le parti islamiste Ennahdha avait accédé au pouvoir en remportant les élections de la Constituante sur le thème de l’intégrité et du militantisme contre la dictature. Des groupes d’excités barbus dirigés par un marchand de fruits et légumes avaient essayé d’investir la place pour retirer eux-mêmes des tableaux jugés impudiques et provocatoires, après le refus des organisateurs de le faire; l’un montrait simplement une femme légèrement vêtue entourée de barbus avec des plats de couscous en guise de pantalons.
Il ne s’agissait pourtant ni du Prophète ni de la Kaaba, mais de l’hypocrisie des puritains. Le ministre des Affaires religieuses Noureddine Khadmi déclara pourtant que le sacré était une ligne rouge et le ministre de la Culture Mehdi Mabrouk ordonna la fermeture de l’exposition. Des affrontements entre les barbus et la police firent plusieurs blessés parmi les forces de l’ordre dans d’autres quartiers de la capitale et le couvre-feu fut décrété.
Les barbus de Jérusalem et les barbus de Tunis
A la différence des barbus de Jérusalem, les barbus de Tunis n’avaient pas estimé nécessaire de passer par les voies d’une justice, pourtant aux ordres. Même si après dix années de débâcles répétées, le peuple tunisien semble s’être débarrassé, dans sa majorité, de ses illusions «barbelées», le terreau de la violence et du terrorisme existe toujours parce que l’Etat, qui entretient l’ambigüité en matière religieuse, hésite à interdire une association que la vox populi accuse d’enseigner les rudiments du terrorisme comme l’Union des oulémas musulmans du prédicateur radical Youssef Qaradawi et des Frères Musulmans, étroitement liés au Qatar et à la Turquie.
Eu égard aux liens étroits entretenus par ces deux pays avec Israël, la question demeure de savoir si, par sa constance dans un refus anachronique du fait sioniste et ses hésitations à déraciner l’arbre qui cache la forêt du terrorisme, l’Etat tunisien n’est pas en train d’abandonner la proie pour l’ombre. Il n’est rien à apprendre de Qaradawi ou de son pendant tunisien Rached Ghannouchi, il l’est beaucoup d’un pays jouissant de la reconnaissance internationale, installé sur un territoire aride dépourvu de ressources naturelles, et qui a résolu ses problèmes hydriques et énergétiques par la force créatrice de ses ressortissants.
* Médecin de libre pratique.
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