Alors que toute guerre est cruelle, et toute occupation sanglante, il y aura toujours les bonnes, celles dont on mettra en exergue la propreté, la moralité, le caractère civilisateur, opposables aux mauvaises, celles des autres, criminelles, qu’il faudra révéler dans toute leur hideuse réalité, afin de se targuer de la supériorité de ses propres valeurs et justifier des politiques autrement injustifiables. Et en ce sens, la guerre en Ukraine ne constitue nullement l’exception.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’armée russe a perpétré un massacre, un crime de guerre, à Bucha, en Ukraine. C’est en tous cas ce que la presse mondiale annonce, avec force détails. Des images de victimes civiles jonchant les rues au milieu des décombres des maisons démontrent la réalité de la tragédie et laissent évidemment présumer de l’importance des pertes civiles ailleurs que dans cet endroit dont nul n’a jamais entendu parler.
Des récits de viols suggèrent la barbarie d’une guerre où les droits humains sont foulés aux pieds. En Algérie, le viol avait été utilisé sur une grande échelle par l’armée française, et les victimes quand elles étaient célibataires avaient simplement trouvé des hommes de leurs communautés prêts à les épouser, afin de normaliser une situation définitivement hors norme, ainsi qu’en avait fait état l’écrivain Mouloud Feraoun.
C’est triste et personne ne peut rester indifférent à la souffrance humaine, quelle qu’elle soit.
La difficulté d’authentifier les informations dans une zone de guerre
Cependant des photos aériennes, recueillies par drones ou par satellites, pour précises qu’elles soient, en laissent supposer un usage bien précis dépassant la volonté d’informer le public. Et comme les journalistes ne disposent en général pas de tels outils dans un pays en guerre, il est raisonnable de penser que quelque part, il existe une volonté et les moyens adéquats de diffuser sur une large échelle les preuves de ces réalités cruelles, qu’en d’autres circonstances, on eût peut être évité de dévoiler. Et dans les faits, ce sont les services de renseignements qui disposent de tels moyens, et c’est l’autorité politique qui décide de leur usage.
Les techniques informatiques de traitement des images atteignent désormais une sophistication inégalée, et cela nuit de plus en plus à leur crédibilité et pousse évidemment à rechercher des moyens de d’authentifier les informations et les photos diffusées, en fonction de leur contexte. Et le précédent de la Roumanie, où les cadavres avaient été déterrés pour prouver le massacre des manifestants par la police de Ceaucescu, invite à la prudence.
Il n’y a pas encore eu d’autopsies sur les cadavres de Bucha, réalisées par une autorité crédible. Mais il y a un argument en particulier qui rend les faits rapportés plausibles aux yeux de certains, celui d’un comportement similaire des troupes russes ailleurs, en particulier en Tchétchénie. Et il est vrai qu’à la fin de la seconde guerre mondiale on estime à deux millions d’Allemandes celles qui ont été violées par les troupes soviétiques en Allemagne occupée, et il s’agissait d’un acte de représailles délibéré ordonné par Staline à la fin d’une guerre sans merci.
Mais l’expérience de Milgram a prouvé que tout individu opérant dans le cadre d’une structure hiérarchique était susceptible d’infliger à autrui des souffrances physiques, en toute bonne conscience. Et on oublie qu’après le débarquement en Normandie en 1944 environ 10.000 Françaises ont été violées en l’espace d’une année par des soldats américains, en général sous l’effet de l’ébriété, et l’état major l’avait expliqué de la manière la plus scandaleuse par la «présence de nombreux soldats de couleur».
Quand le Russe devient de facto un barbare
Les photos ayant été diffusées après le retrait de l’armée russe de la localité de Bucha, ce sont à priori les soldats ukrainiens qui ont découvert les cadavres et ont alerté leur gouvernement. On peut donc supposer que les drones de l’armée ukrainienne utilisés pour s’assurer du départ des soldats russes ont filmé l’ampleur des pertes humaines, et cela signifierait qu’ils ne soient pas utilisés au dessus des territoires occupés par l’ennemi, là où ils seraient le plus utile pour surveiller leurs mouvements, ce qui est en soi un non-sens. Sauver les civils imposait d’alerter le monde sur la réalité du massacre pendant et non pas après le départ des soldats ennemis. Et les satellites braqués sur la région l’auraient tout aussi bien permis. Mais ainsi qu’on le sait, les services de renseignement n’ont pas pour mission de sauver les civils, et durant la seconde guerre mondiale les alliés grâce à la machine Enigma connaissaient parfaitement la réalité des camps de concentration allemands mais n’ont rien fait pour empêcher «la solution finale».
Les soldats russes à Bucha ont-ils adopté un comportement singulier, différent de ceux qui se battent à Mariupol, à Kharkiv, à Odessa, Lugansk ou Kiev ? Curieusement Bucha évoque «butcher», boucher, bûcher, et s’incruste donc plus facilement dans les mémoires qui comptent, celles des peuples qui comprennent l’anglais; mais ce n’est bien sûr qu’une coïncidence.
Pour prendre la mesure de l’ampleur du ressentiment, les magnifiques oeuvres musicales des compositeurs russes sont souvent associées sur internet à des logos attirant l’attention sur la responsabilité de leur pays dans la guerre en Ukraine.
Le Russe, en l’occurrence Vladimir Poutine, était l’ennemi; après Bucha, tout Russe devient de facto un barbare, ou l’ami d’un barbare caractérisé, le Tchétchène. On aura peut-être tôt fait de découvrir que les unités en place dans le secteur de Bucha étaient celles de Ramzan Kadirov, l’acolyte du maître du Kremlin, ou bien encore les «volontaires» venus de Syrie.
Ce racisme anti-russe qu’on exacerbe en Europe
Pierre Servent, un spécialiste de la guerre et des études stratégiques, s’est quant à lui, situé à un autre niveau; il a affirmé que chez les Russes il y avait une absence des principes du droit de la guerre. C’est une autre manière de dire que le Russe n’est pas un européen, mais un asiate. Et c’est peu ce que pensaient les français quand les cavaliers Kalmouks aux yeux bridés du Tsar Alexandre II occupaient Paris en 1814, mais personne n’avait parlé de comportement répréhensible à l’égard des Françaises.
Hitler avait qualifié l’Union Soviétique, de «corps slavo-tartare couronné d’une tête juive», et il voulait dire qu’après deux siècles d’occupation mongole, la Russie avait perdu la pureté de son sang et méritait donc de devenir l’esclave des Européens au sang pur, les Allemands, les Anglo-saxons, et les Nordiques. Avec la chute du marxisme et l’avènement du juif Zelenski à la tête du pouvoir à Kiev, d’aucuns diraient dans le même ordre d’idées que la Russie a perdu la tête, et que c’est l’Ukraine qui s’en est coiffée. Mais c’est un véritable racisme anti-russe qu’on exacerbe.
Asiate, barbare, tueur, violeur, ami du musulman, le Russe est ainsi en train de se confondre avec le Turc dans l’imaginaire collectif occidental grâce à une savante campagne de manipulation de l’opinion publique européenne, une de plus, afin de la mobiliser pour un conflit long et coûteux avec la Russie, et la préparer aux sacrifices que cela lui imposera, entre autres celui de devoir payer son gaz et son blé plus cher, de dépendre toujours plus de la volonté américaine.
Avec le réarmement de l’Allemagne, et après le Brexit, l’Europe retourne à ses vieux démons, le nationalisme et le chauvinisme. Le «libéral blanc occidental sûr de ses opinions et qui ne se soucie pas de leurs conséquences» (ainsi que le décrivait un Israélien), aurait-il acquis brusquement des scrupules humanitaires? Quand on pense que les victimes civiles de Gaza, de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan n’ont jamais été révélées ainsi par les films issus de drones ou de satellites, on peut en douter.
Alors que toute guerre est cruelle, et toute occupation sanglante, il y aura toujours les bonnes, celles dont on mettra en exergue la propreté, la moralité, le caractère civilisateur, opposables aux mauvaises, celles des autres, criminelles, qu’il faudra révéler dans toute leur hideuse réalité, afin de se targuer de la supériorité de ses propres valeurs et justifier des politiques autrement injustifiables. Et en ce sens, la guerre en Ukraine ne constitue nullement l’exception.
* Médecin de pratique libre.
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