On imagine la grande frustration de Ahmed Nejib Chebbi dont les ambitions politiques ont toujours été contrariées par le cours des événements, qui le laissent à chaque fois au bord de la route. Ses erreurs d’appréciation et de positionnement sont également pour beaucoup dans ses échecs successifs.
Par Ridha Kefi
Cet ancien opposant à Bourguiba et Ben Ali, qui, depuis les années 1970, a milité pour un Etat respectueux des droits et des libertés, et dont la pensée politique a beaucoup évolué, souvent en dents de scie, passant du nationalisme arabe, au socialisme et à la socio-démocratie, aurait pu, au lendemain de la «révolution» de 2011, accéder aux plus hautes charges de l’Etat, mais des vents contraires ont eu raison de son irrésistible ascension. Et c’est finalement son compagnon de route et néanmoins rival Moncef Marzouki qui, adoubé par le parti islamiste Ennahdha, a accédé au palais de Carthage.
Le parcours erratique de M. Chebbi
Au lendemain des élections d’octobre 2011, dont son ancienne formation politique, le Parti démocratique progressiste (PDP), était le principal perdant, on avait prédit à M. Chebbi, sur ses mêmes colonnes, une longue traversée du désert. Si notre prédiction s’est réalisée, ce n’est nullement de notre faute mais de celle de cet homme qui, dans sa soif de pouvoir, a tout fait à l’envers, pronant les positions les plus controversées et les plus impopulaires, et multipliant les alliances les plus douteuses. Ses choix politiques, trop calculés et souvent à contre-temps, ont fait de lui (et des autres partis qu’il a créés par la suite) des losers en puissance, se retrouvant à chaque fois du côté des perdants.
Parmi les erreurs commises par M. Chebbi, on citera les deux qui, à nos yeux, ont le plus nui à sa crédibilité et détruit son image.
Il y a, d’abord, ses liens avec certains lobbys politico-financiers, qui l’ont utilisé, et parfois même financé, en l’abandonnant, à chaque fois, au milieu du gué, l’homme se révélant, entre-temps, mauvais cheval, puisqu’il n’attegnait jamais la ligne d’arrivée, collectionnant les scores électoraux les plus faibles, qu’il s’agisse de législatives ou de présidentielles.
Il y a, ensuite, sa propension à vouloir accéder coûte que coûte aux plus hautes charges de l’Etat… sans passer par l’épreuve des urnes, et ce en se faisant adouber par des faiseurs de rois. Ce qui lui a souvent inspiré des positions et des alliances pour le moins douteuses et, en tout cas, impopulaires.
Ainsi, et à chaque fois qu’une grave crise éclate dans le pays, M. Chebbi sort de sa tanière et réapparaît dans les médias, louant ses services d’aboyeur professionnel à la partie qu’il croit être en mesure de le porter au palais de Carthage ou, à défaut, à celui de la Kasbah.
M. Chebbi vend son âme au diable
C’est, d’ailleurs, à cette nouvelle séquence que nous assistons depuis l’annonce des mesures exceptionnelles par le président Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, et qui a vu M. Chebbi s’allier à Rached Ghannouchi et au parti islamiste Ennahdha, en prenant la posture qu’il affectionne le plus, celle du défenseur des libertés et des droits bafoués par un pouvoir dictatorial. Il y a cependant un hic – et que M. Chebbi, aveuglé par ses ambitions de pouvoir, s’entête à ne pas voir – c’est que Kaïs Saïed n’est pas Zine El Abidine Ben Ali et que le pouvoir que l’actuel locataire du palais de Carthage incarne est beaucoup plus populaire que celui du dirigeant islamiste Rached Ghannouchi, l’homme politique le plus honni en Tunisie, et qui est contesté même dans son propre camp.
Dans une déclaration aux médias qu’il a faite lors d’un rassemblement de protestation devant le théâtre municipal de Tunis, le 9 avril 2022, convoqué par le mouvement Ennahdha et l’Initiative démocratique, M. Chebbi a cru pouvoir lancer une nouvelle initiative baptiséee Front de salut national, dont, bien entendu, il se réserve l’hypothétique leadership, même s’il ne le dit pas ouvertement.
Ce Front de salut national, dont M. Chebbi fait son nouveau cheval de bataille pour accéder au palais de Carthage (au cas où, sait-on jamais?) est ouvert à toutes les forces qui œuvrent pour sauver la Tunisie et la ramener sur le chemin de la démocratie, a-t-il dit, indiquant que ce Front vise à élaborer un programme pour sortir le pays de la crise et mettre en place les réformes politiques nécessaires. La Tunisie a besoin d’un gouvernement de salut national qui s’emploie à mettre en œuvre un programme de sauvetage qui sera porté par un large consensus politique, a encore expliqué M. Chebbi, en exhortant l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la seule force politique de poids en Tunisie, à «raccourcir la voie pour les Tunisiens et à appeler à un dialogue national avec la participation de toutes les parties.»
L’objectif de M. Chebbi, on l’a compris, c’est de créer les conditions de la mise en échec du projet politique de Kaïs Saïed et l’éjection de ce dernier du palais de Carthage. Et si ce n’est pas là un projet de coup d’Etat, cela lui ressemble beaucoup.
Une insatiable soif de pouvoir
Cependant, ce que M. Chebbi feint d’oublier ou perd de vue, aveuglé qu’il est par son appétit de pouvoir, c’est que M. Saïed demeure (pour le moment du moins) solide au poste, adossé à une insolente popularité malgré les graves difficultés actuelles du pays et dont ses partisans attribuent la responsabilité à ceux qui ont gouverné au cours des dix dernières années, ceux-là même que le chef de l’Etat combat et au service desquels M. Chebbi met aujourd’hui sa «science politique».
Autre erreur d’appréciation de M. Chebbi qui, pendant sa longue carrière a été incapable de constituer une véritable force politique pour porter ses ambitions : il croit que l’UGTT pourrait, comme lui, vendre son âme au diable et se mettre au service des islamistes, qui l’ont toujours combattue.
Non, vraiment, l’incorrigible M. Chebbi continue de voir tout à l’envers et, à 78 ans, il ne semble pas près de mettre un point final à une carrière politique erratique qui l’a mené d’échec en échec, au risque de se gourer encore et encore, surestimant ses chances d’accéder à la magistrature suprême, dilapidant ce qui reste de son capital politique et ternissant davantage son image.
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