C’était un chaud mardi, huit jours avant la fin du mois lunaire arabe de joumada 2 (ou joumada dernier) de ce qui n’était pas encore appelé l’an 13 musulman de l’hégire, soit le 22 du mois d’août 634. Alité, Abou Bakr avait perdu son teint blanchâtre, son visage maigre ayant pâli depuis quelques jours. Son front protubérant était plissé, il songeait au passé. Il revoyait tout le chemin parcouru depuis un certain lundi 17 ramadan, autre chaude journée d’août – le 12 – date du début de la Révélation pour le prophète Mohamed.
Par Farhat Othman
C’était comme s’il y était, en cette année 610; dans la grotte de Hira, l’une des trois montagnes entourant La Mecque; il revoyait le prophète méditer et il croyait entendre de nouveau la voix de l’archange Gabriel lui dicter la première sourate révélée du Coran : «Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’un caillot de sang. Lis ! Ton Seigneur est le généreux qui a enseigné l’écriture ; il a enseigné à l’homme ce qu’il ignorait. Pourtant, l’homme se fait arrogant aussitôt qu’il devient riche ; mais tout revient à ton Dieu. Vois-tu celui qui détourne le fidèle de sa prière ; penses-tu qu’il fût sur le bon chemin ou qu’il recommandât la piété ? Qu’en penses-tu s’il dénie la vérité, lui tournant le dos ? N’ignore-t-il pas que Dieu voit tout ? Nullement ! Et s’il n’arrête pas, on le saisira au toupet, on tirera ce toupet menteur et pécheur. Qu’il appelle alors son cénacle ; nous appellerons les anges justiciers. Non, ne lui obéis point ; prosterne-toi et tu seras à proximité de Dieu».
Il avait plein la tête les versets de «Al ’Alaq» (le caillot de sang) et n’entendait pas ce qui se disait autour de lui, ces mêmes propos qu’on avait aussi tenus relativement à une prétendue cause de la mort du prophète. D’après ces mensonges, il en irait pour lui comme pour le prophète qui aurait été empoisonné par un repas préparé un an auparavant par des Arabes juifs et qui ne devait produire son effet qu’au bout de cette période.
Il continuait à remonter le temps et revoyait sa sortie de La Mecque avec le prophète qu’il accompagna seul dans un refuge de montagne. Les cavaliers de Qoraïch étaient lancés à leur poursuite; ils allaient les découvrir et se saisir d’eux. Il s’en fallut d’une toile d’araignée tissée à l’entrée de la grotte.
Le voici dans cette caverne de Thaour. Sa tête résonnait des versets de la sourate «La Résipiscence» (Attaouba) dominant les longs chuchotements autour de lui : «Et si vous ne le secourez pas, Dieu l’aura déjà secouru quand les infidèles le firent sortir, seul et son compagnon ; et lorsqu’ils étaient dans la grotte, il lui dit de ne point s’affliger, Dieu est bien avec nous. Dieu, alors, fit régner sa sérénité sur lui et le soutint par des alliés demeurés invisibles».
Les scènes d’un passé formidable se bousculaient dans une tête de plus en plus alourdie par deux semaines de forte fièvre le clouant au lit. Il revoyait les jours de gloire du prophète et ses batailles gagnées. Le voilà, lors de l’expédition de Hounaïn contre la tribu de Hawazene, descendant de sa jument, l’humeur guillerette, faisant de la prose rimée :
Je suis le prophète, et sans malice;
D’Abd El Mouttalib, je suis le fils.
Il le revoyait aussi lors de la bataille perdue d’Ohod, abandonné par ses plus fidèles; ni Omar ni lui-même ne purent le préserver des stigmates de la guerre. Certes, heureusement, le prophète n’était pas laissé seul ; une poignée de compagnons, courageux ou téméraires, le défendaient, dont Ali. Ce dernier, encore enfant, le précéda dans l’islam avec la toute première épouse du prophète, Khadija.
Mais, après ces deux personnes, Abou Bakr fut la première personnalité de Qoraïch à adhérer à la nouvelle religion et à croire assez tôt tout ce que disait son prophète, ce qui lui valut le surnom qui lui était resté de Très croyant, célébrant cette foi précoce, aussi solide que généreuse, en Mohamed et son Message. Cet homme, il l’admirait beaucoup ; surtout, il admirait son dépouillement extrême qui le fit vivre et mourir dans le dénuement. Les sueurs brûlantes perlant de son front et venant se nicher au profond creux de ses yeux déjà humides d’émotion, il se souvenait que le prophète mourut en laissant sa cuirasse en gage chez un juif auprès duquel il empruntait de quoi nourrir sa famille.
Abou Bakr, le Très croyant, naquit trois ans avant son idole qui vit le jour en ce qu’on appelait l’année de l’éléphant, soit quelque cinquante-cinq années avant ce qui allait devenir l’ère musulmane.
Il avait pour prénom Abd Al Kaaba, le serviteur de la Kaaba, jusqu’à ce que le prophète le lui changeât en AbdAllah, Serviteur de Dieu. Son père se prénommait Othmane et était appelé par un surnom, Abou Kouhafa, comme le voulait la tradition chez les Arabes de se doter de surnoms et de s’inventer des sobriquets.
Bien plus qu’Abou Bakr (Père chamelon), il aimait l’autre surnom que lui donna aussi le prophète : Atik (le libéré), magnifiant ainsi son affranchissement par Dieu du feu de l’enfer. Marchand à La Mecque, issu d’une lignée de notables, ses moyens furent de grand secours pour la religion naissante, permettant de racheter certains des premiers croyants martyrisés par leurs maîtres et de leur rendre leur liberté.
Vicaire du prophète de Dieu à la mort de ce dernier, il lui avait succédé depuis deux ans, trois mois et quelque quinzaine de jours. Il avait 63 ans. Il pensait son heure venue non sans s’être dit qu’à cet âge, il aurait dû faire plus attention à ne pas prendre le risque de se laver en un jour de grand froid au point d’attraper la fièvre et de se retrouver grabataire pendant les quinze derniers jours.
Durant toute cette période, ce qui lui pesa le plus était moins la perspective de plus en plus évidente de quitter ce bas monde que l’empêchement d’accomplir son premier devoir de chef de la communauté et de présider la prière.
C’est Omar, son fidèle second, qu’il chargea d’y pourvoir depuis le début de sa maladie. En même temps, il lui fit part de son pressentiment qu’il ne survivrait pas à la fin de la journée et, lui rappelant la mort du prophète, il insista pour que la sienne ne l’occupât point ni ne le détournât de suivre de très près l’évolution des guerres d’expansion.
À cette quinzième journée suivant la déclaration de sa fièvre, il ne survécut pas et décéda après le coucher du soleil ; il fut enterré durant la nuit. Transportée sur le lit du prophète, la dépouille mortelle fut placée entre le tombeau de ce dernier et le trône de la mosquée pour une prière funèbre assurée par Omar.
Comme il le leur avait demandé, il a été enveloppé dans un linceul fait de deux vieux manteaux lavés pour la circonstance ; «le vivant a bien plus besoin du neuf que le mort», leur avait-il dit. Selon son souhait, sa tombe fut creusée à côté de celle du prophète, à la hauteur des épaules duquel on plaça sa tête. En procédant à la prière de la mort, Omar voyait déjà une troisième tombe se creuser dans le même endroit ; il se la destinait, situant l’emplacement de sa tête au niveau des hanches d’Abou Bakr.
Dans la maison d’Abou Bakr, des cris et des lamentations fusèrent; le traditionnel concert des pleureuses était orchestré par Aïcha. Se conformant aux consignes du disparu, Omar le leur avait pourtant défendu; mais la tradition était plus forte. Aussitôt, Omar alla demander à un familier de lui faire sortir la fille du disparu et n’hésita pas à lever sa badine sur la première qui vint à lui, une sœur d’Abou Bakr; cela suffit pour faire s’éparpiller les pleureuses.
Abou Bakr mourut au même âge que le prophète. Son père, qui lui survécut quelques mois et une poignée de jours, était particulièrement fier de lui ; il n’arrêtait pas de répéter le verset 101 de la sourate «Youssef», la prière à Dieu qui constitua les dernières paroles de son fils :
— Mon Dieu, «fais-moi mourir en musulman et que je sois en compagnie des vertueux.»
Pendant deux années moins quatre mois, durée totale de son vicariat, le premier calife utilisa le sceau du prophète pour cacheter les actes officiels ; il avait aussi le sien propre portant l’inscription : «Que tout-Puissant est Dieu ! ».
Il fut le premier à se soucier du sort du Coran, pensant en réunir toutes les traces écrites disséminées chez les Compagnons – Émigrants et Renforts – saisies sur des peaux et des omoplates de chameaux, outre ce qui était simplement retenu du Coran par cœur, notamment chez ses lecteurs spécialisés.
Ce fut au lendemain de la rude guerre de Yémama contre Moussaylima le Menteur, qui ravagea les rangs musulmans, faisant périr bon nombre de la fine fleur des Compagnons, qu’il ordonna la réunion de l’ensemble du texte sacré afin de lui éviter tout risque de perte.
De cette mission, il chargea l’un des plus grands Compagnons du prophète et certainement l’un des plus connaisseurs du Coran, puisqu’il était chargé de le rédiger pour le prophète : le Renfort Zayd Ibn Thabit. Chez l’une des femmes du prophète, Hafsa, fille d’Omar, un dépôt en fut alors placé. Avant de s’en aller rejoindre son Dieu, Abou Bakr se soucia aussi de sa succession. Sagement, il prit la précaution de désigner son remplaçant à la tête de l’État musulman naissant.
À suivre..
«Aux origines de l’islam. Succession du prophète, ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.
Précédents épisodes:
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : À la conquête du monde
Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (5/5)
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Luttes d’influence et guerre de religion (4/5)
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