Depuis la publication de mon article intitulé «Pourquoi l’accord d’association Tunisie-Union Européenne doit-il être révisé», le 25 novembre 2021, dans Kapitalis, nous sommes toujours bien loin de la libre circulation des individus dans les deux sens, telle que soulignée dans mon article.
Par Fathi Azaiez *
En effet, les Européens pratiquent encore l’immigration choisie, et c’est peu propice à l’essor de leurs économies. Les médecins, ingénieurs, informaticiens… tunisiens formés grâce aux sacrifices de leurs parents et de l’Etat tunisien sont recrutés et déracinés cyniquement par les pays riches. Et on n’hésite pas de déchirer des familles en empêchant ensuite les parents de rencontrer librement leurs enfants ainsi pris en otages. Pire encore : dernièrement, et par décision unilatérale, les autorités françaises ont décidé de diminuer drastiquement le nombre de visas d’entrées en France pour les ressortissants tunisiens.
Le mur de lamentation des demandeurs de visas
Pour ne pas daigner vous rencontrer, le consulat de France dresse un mur de lamentation pour les demandeurs de visas. Ce mur c’est la société de service TLScontact, une sorte de consulat parallèle, informel et sourd. Etant informel, il est compréhensible que seule la monnaie sonnante et trébuchante, l’argent liquide, y est accepté.
Pour des citoyens honnêtes non inféodés aux chancelleries, bonjour la galère : plus de 3 mois rien que pour le délai d’obtention d’un rendez vous. Une demande en ligne complexe est soumise où le demandeur se dénude sans aucun respect évidemment pour ses données personnelles! 45 jours au moins pour le délai de traitement du dossier. La société TLS met à elle seule une semaine pour la transmission du dossier au consulat se trouvant à 10 km de ses locaux.
Le jour du rendez vous, l’attente, la prise de photo et la prise d’empreintes digitales (les dix doigts du suspect!). La demande indique la période du séjour en y joignant le billet d’avion (une dépense engagée sans être sûr d’obtenir le maudit visa à temps conformément à la date du départ prévu).
Le site web de TLS permet ensuite au demandeur de suivre le dossier en ligne. Un mois au moins est nécessaire pour l’instruction de la requête. Oui, le site indique bien l’instruction, un terme juridique de procédure généralement utilisé avant l’inculpation. Le pauvre suspect tunisien reste dans l’attente du verdict. Durant l’attente et le retard de la réponse, le passeport du suspect est séquestré. Ce dernier, prisonnier de la procédure, doit changer plus d’une fois son programme. Il n’est ni sûr d’obtenir son visa ni sûr de la date de son hypothétique départ. Il est ainsi discrédité et jamais au rendez-vous donné à ses petits-enfants français. Petits-enfants contrariés et déçus eux aussi. Que leur dire? Que le pays auquel ils appartiennent ne veut pas de la visite de leur grand-père suspect?
Les contraintes humiliantes d’un circuit épineux
Un grand-père, pour visiter ses enfants ou petits-enfants citoyens français, un retraité de 72 ans en l’occurrence, doit se plier aux drôles de contraintes humiliantes d’un circuit épineux de plus de 4 mois. Au retrait : un visa de 6 mois est octroyé? Dans six mois vous repasserez à la caisse. Par respect à ses enfants citoyens français et vu son âge, un sage grand-père aurait dû être exonéré de visa. Car il est difficile d’imaginer des grands-pères septuagénaires sans papiers en quête de travail ou dormant sous les ponts en France.
Une représentation diplomatique d’un pays démocratique, défenseur des droits humains, séquestre durant 45 jours au moins le passeport, propriété du citoyen tunisien, symbole de sa souveraineté et de sa liberté de voyager.
De plus, cette séquestration du passeport et cette mise en examen n’est pas gratuite et elle n’est pas donnée. Cerise sur le gâteau, au bonheur du consulat, le suspect est déplumé d’une avance de 265 dinars pour le consulat et 111 dinars pour la société de service TLS.
Une manne tombée du ciel
Les statistiques de délivrance de visas d’entrée pour l’espace Schengen confirment que la délivrance des visas est bien une vache à lait. Rien que le consulat de France en Tunisie délivre en moyenne 145 000 visas chaque année. Ce calcul a été fait en prenant comme référence objective les années avant la pandémie, 136 000 visas pour l’année 2017, pour l’année 2018 un nombre de 154 000 et 145 000 pour l’année 2019 (chiffres des services d’immigration du gouvernement français).
Pour le consulat de France, cette aubaine rapporte chaque année 38.425.000 dinars, l’équivalent de 1.280.000 euros. Pour se rendre mieux compte de l’importance de ce montant, le consulat encaisse chaque jour un montant de 128 000 dinars!
La société de service TLS, et avec seulement les visas délivrés par le consulat de France (parce qu’elle loue ses services aux consulats des autres pays européens), se fait un pactole de 16.095.000 dinars par an et 53 000 dinars par jour! Chanceux et heureux le propriétaire privilégié de cette société qui brasse le vent.
Plus scandaleux : ces montants faramineux sont amassés en liquide, l’argent n’ayant décidément pas d’odeur pour le consulat de France. Pour beaucoup moins que ça, les porte-paroles des ambassades européennes (civilisées) crieraient au scandale. Ils sauteraient sur l’occasion pour accuser la Tunisie de blanchiment d’argent et la sommeront de respecter les obligations et les accords internationaux. On a pris l’habitude, ces derniers temps, d’entendre les chancelleries nous sermonner avec leur bla-bla-bla sur les libertés et les droits humains.
Alors qu’en France, au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent, on bannit et on pourchasse le paiement en liquide, surtout celui effectué par des Mohamed. Un Paul qui dépose 5000 euros sur son compte en France est tout à fait normal, c’est le fruit de son labeur. Un Mohamed qui dépose 2000 euros est suspect. Il est signalé par sa banque à la Banque de France, et une enquête suit.
Pourquoi accepter ces deux poids deux mesures même dans notre pays. Un service fourni par une nation européenne supposée développée est payé en espèces! Cartes de crédits et chèques ne sont pas acceptés. Comment qualifier cela?
Une honteuse discrimination
Par décence et par respect pour le pays qui vous accueille, messieurs les consuls des pays civilisés, respectez, SVP, le Tunisien et son passeport. Laissez-lui son passeport, après «l’instruction !». Si sa demande est acceptée, il sera tenu de le présenter pour y voir apposé, le jour même, l’accord de visa.
Paradoxalement, les «agents» tunisiens au service de leurs maîtres, les chancelleries étrangères, sont récompensés. Ils sont exonérés de ce parcours humiliant. Ils déposent directement leurs demandes de visa aux consulats et reçoivent un visa de 1 à 4 ans de validité! Cette discrimination n’est-elle pas aussi honteuse pour celui qui la pratique que pour celui qui en bénéficie?
Ayant fait ce parcours du combattant, inspiré par la citation d’Eschyle «La parole apaise la colère», et en paraphrasant Stéphane Hessel , je dis aux chefs des missions diplomatiques concernées : «Indignez-vous du mépris que vos services réservent aux dignes citoyens tunisiens !»
Aux citoyens tunisiens, dignes descendants de Carthage, je dis ceci : «Patientez et gardez la tête bien haute, car rien ne dure, l’histoire l’a toujours confirmé.»
* Expert en droit social.
** Illustration: ambassade de France à Tunis.
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