Tunisie : Kaïs Saïed et le degré zéro de l’autoritarisme

Depuis le «coup d’éclat démocratique» du 25 juillet 2021, le despotisme rampant se poursuit sournoisement en Tunisie. Faisant fi des protestations de ses adversaires politiques, restant sourd aux interrogations de certains de ses propres «alliés», suscitant, chaque jour un peu plus, la méfiance et le désarroi des anti-«Frérots» (Frères musulmans, Ndlr) qui le soutiennent, Kaïs Saïed avance résolument, obsédé par un seul objectif, sanctuariser son pouvoir, s’ériger en une autorité absolue et avoir la mainmise sur le pays jusqu’à la fin de ses jours.

Par Salah El-Gharbi *

Pour y parvenir, le président de la république n’a qu’à suivre l’exemple des «anciens» : exploiter l’ingénuité d’une masse défaitiste et en grande partie inculte, chercher à satelliser les organisations nationales (UGTT, Utica, Utap, LTDH, UNFT…) et attirer dans ses filets les opportunistes de tous bords, y compris les prétendus «droit-de-l’hommistes» et leurs acabits.

En effet, comme tous les hommes et toutes les femmes de sa génération, M. Saïed a vécu dans un pays où la vie politique était incarnée par une seule personne dont la volonté, les envies et, parfois, les caprices se traduisaient, assez souvent, par des décrets.

Les débats contradictoires, la concertation ou la négociation, il n’en avait jamais entendu parler hormis sur les bancs de la faculté chaque fois qu’il était question d’étudier «l’autre monde». Par conséquent, durant des décennies, il n’a jamais entendu un responsable politique reconnaître s’être trompé d’appréciation, de jugement ou de stratégie.

Un environnement politique autocratique

La malencontreuse mésaventure de la «bataille de Bizerte», le hasardeux choix de la «collectivisation»…, dans les années 1960, aucun responsable n’aurait eu le courage de s’adresser à la population pour lui en expliquer les tenants et les aboutissants, pour justifier des choix, ou pour reconnaître qu’on avait failli…

En outre, le jeune Kaïs Saïed a baigné dans un environnement médiatique où la baignade quotidienne du président à Monastir se transformait aussitôt en un événement qui ouvrait le Journal télévisé, ce qui explique pourquoi, aujourd’hui, il trouve scandaleux que la télévision nationale ne lui accorde pas les mêmes «droits», celui de passer à la «Une» du sacro-saint JT du soir et lui donner, ainsi, l’occasion de vociférer, de menacer, de radoter et de s’écouter parler au peuple.

Depuis des mois, notre président a beau nous promettre un «monde nouveau», à la fois «propre, égalitaire et juste». En fait, il ne fait qu’exhumer, pour nous, le monde d’avant, avec l’inspiration en moins. Dans le réchauffé qu’il nous sert, il est aisé de retrouver les mêmes condiments d’autrefois. Ainsi, pour détourner le «peuple» de ses préoccupations les plus essentielles, il s’invente des combats chimériques. Pour lui, la pauvreté, le chômage, l’insécurité ne seraient plus les vrais ennemis. Les partis politiques et les «Frérots» seraient la vraie menace pour le bien-être de la nation et pour le devenir du pays.

Comme tous les apprentis-despotes de par le monde, notre président est porteur d’un message messianique, nous promettant un monde meilleur où la «démocratie», débarrassée de ses «résidus» (État de droit, droits de l’homme, multipartisme, libertés individuelles…), serait renouvelée, étant désormais basée sur des prétendues valeurs plus sûres.

Saïed, Poutine, Xi Jinping et les autres

La «démocratie» que prêche notre président est plus saine puisqu’il en incarne, à travers sa personne, toute la pureté.

Et cette approche n’est pas l’apanage de notre «despote». Elle opère partout, sur la planète, là où le «peuple», résigné et soumis, démissionne et, cédant à la paresse, préfère se décharger sur un tuteur auquel il confie son destin.

«J’ai l’intention de désoccidentaliser le monde», confiait Vladimir Poutine au secrétaire général des Nations Unis, le 22 avril à Moscou. Le même Poutine, quelques mois auparavant, et en marge de la cérémonie de la clôture des Jeux olympiques de Pékin, avait signé avec Xi Jinping, le président chinois, une charte où il était question d’instituer un ordre politique nouveau qui soit «anti-occidental» et qui reposerait sur socle dogmatique nouveau où les valeurs de «patriotisme, d’ordre moral et politique, de discipline» seraient mises à l’honneur, tournant ainsi, le dos à l’Occident «décadent, dissolu, mou…, lieu de toutes tentations les plus maléfiques».

Et c’est ce projet centralisateur sur le plan politique et conservateur sur le plan moral et sociétal qui est revendiqué par Kaïs Saïed, qui a mis fin au processus de démocratique que le pays avait entamé au lendemain du 14 janvier 2011 ce qui, d’ailleurs, ne pouvait que s’opposer au libéralisme économique et politique que ce dernier cherche à promouvoir à travers le monde. Réjouir nos voisins de l’ouest (Algériens, Ndlr) qui venaient de juguler habilement leur «Harak» et ceux de l’est (Libyens, Ndlr) qui, englués depuis des années dans les méandres de la tribalo-cratie, ne semblent pas tentés par cette hérésie qui s’appelle démocratie.

Néanmoins, ce qui est le plus inquiétant chez Saïed et Cie, ce n’est pas seulement leur autoritarisme. Car il y a eu dans l’Histoire des régimes autoritaires dits «bonapartistes» qui ont su se servir du pouvoir exclusif pour galvaniser les forces de la nation, à un moment de son histoire. L’exemple de la Corée du Sud sous le général ParK Chung Hee est, dans ce sens, assez édifiant.

Conservatisme sociétal et conception étriquée de l’Etat

Le développement économique, le progrès social ou l’effervescence de la vie intellectuelle…, ce n’est nullement la tasse de café de notre président ni l’obsession de ses semblables. L’autoritarisme de ce dernier repose, plutôt, sur une sorte de conservatisme sociétal, un certain puritanisme niais et une perception étriquée de la notion d’Etat, le tout au service de la promotion d’un ego surdimensionné.

Ce qui semble échapper à Kaïs Saïed, c’est qu’il y a un lien entre le libéralisme politique qui garantit la stabilité et le libéralisme économique qui assure le progrès et la prospérité… Les vaccins les plus efficaces qui viennent de soulager des centaines de millions d’hommes ont été conçus en Occident. De même, à quoi rêvent nos jeunes, sinon à partir s’établir dans cet Occident qu’on pourfend à tout bout de champ? Par conséquent, aussi imparfaite fût-elle, la démocratie reste un modèle fiable, tout en étant perfectible.

Néanmoins, cette forme d’organisation politique de la société reste exigeante. Car la démocratie n’est pas un accident de l’Histoire. Elle est l’aboutissement d’un processus complexe et obéit à des conditions socioculturelles strictes. Ainsi, la démocratie, qui repose sur l’émancipation de l’individu, est allergique au tribalisme et à l’esprit clanique, se méfie de l’hégémonie de la majorité aux dépens de la minorité, favorise l’émergence des talents, libère les énergies…

En choisissant la voie de l’absolutisme niais au détriment des réformes essentielles que nécessite la crise dans le pays, le chef de l’Etat risque se retrouver dans une impasse. L’époque où l’on pouvait s’imposer durant 23 ans est révolue. Le 14 janvier est passé par-là. Le pays a changé et la population est devenue plus exigeante, plus vindicative, mais aussi plus capricieuse.

En cherchant à consolider son autorité en s’appuyant sur la force publique, le président Saïed contribue de facto à faire perdurer l’anarchie dans laquelle se débat le pays depuis une décennie ce qui ne pourrait l’entraîner vers le chaos dont il serait la première victime.

* Universitaire et écrivain.

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