Toutes les déclarations de Sadok Belaïd reflètent l’esprit qui l’anime et déterminent le profil intellectuel et culturel de l’ancien doyen de la faculté de droit. En effet, le constitutionnaliste le plus réputé de ce pays veut offrir à la Tunisie une constitution sinon laïque du moins imprégnée de positivisme.
Par Mohamed Sadok Lejri *
On voit très bien que le président coordinateur du comité consultatif pour la nouvelle République, nommé le 20 mai 2022 par le président Kaïs Saïed, est un pur produit de l’école française de la grande époque et qu’il s’inspire de Michel Debré, principal inspirateur, avec Charles de Gaulle, de la constitution de la Cinquième République. D’ailleurs, deux mots expriment la quintessence de son projet : raison et progrès.
Le juriste qui le seconde, Amine Mahfoudh, n’est pas en reste. C’est un laïque convaincu, excellent francophone et progressiste jusqu’à la moelle.
Pour que l’identité arabo-musulmane ne devienne pas un joug
Le projet proposé par Sadok Belaïd permettra à la Tunisie de s’émanciper du joug identitaire arabo-musulman et, par conséquent, permettra à chacun d’entre nous, y compris aux gens qui me ressemblent sur le plan intellectuel et culturel, de se sentir pour une fois Tunisiens à part entière.
Seule une personnalité qui jouit d’un crédit et d’un prestige aussi grands auprès des juristes pouvait promouvoir une initiative aussi audacieuse. Après tout, Sadok Belaïd est leur prof à tous.
En effet, l’ancien doyen veut abroger le premier article de la constitution. Pour être plus précis, il veut supprimer toute référence à l’islam et à l’arabité dans le premier article de la constitution.
Bien entendu, il faut entamer un travail de pédagogie pour que les Tunisiens ne considèrent pas cette initiative comme une mesure hostile à l’islam et à l’identité arabo-musulmane d’une façon générale. Tous les Tunisiens doivent se retrouver dans cette nouvelle constitution, pas seulement les arabo-musulmans.
Il faut comprendre que l’arabité et l’islamité sont deux paramètres qui ne correspondent en rien à l’identité et aux valeurs et convictions de bon nombre de Tunisiens et que l’article 1 de la constitution, tel qu’il est actuellement formulé, les relègue de facto au rang de citoyens de seconde zone et leur fait sentir qu’ils sont des étrangers dans leur propre pays.
Je pense que, dans toute l’histoire de la Tunisie, personne n’a eu l’occasion de concrétiser ce rêve et n’a été aussi proche de ce but. Au lieu de prêter main-forte à Belaïd et Mahfoudh et de saisir cette opportunité historique qui nous est offerte, nos pseudo-laïques préfèrent les dénigrer, s’égarer dans des pointes d’aiguilles et tortiller du derrière.
Les laïques se terrent pour ne pas réveiller le courroux des conservateurs
Certains laïques reprochent à Kaïs Saïed de ne pas avoir mis à contribution toutes les forces vives de la nation pour la rédaction du nouveau texte constitutionnel. Pourtant, ils savent que cela prendra plusieurs années et que les forces antagonistes passeront le clair de leur temps à s’en mettre plein la gueule et à se neutraliser mutuellement. Ils oublient qu’avant la finalisation de la constitution de 2014, lorsque Habib Kheder, Sadok Chourou, Brahim Gassas, les girouettes d’Al-Aridha, Sonia Ben Toumia et les boniches d’Ennahdha sévissaient à l’Assemblée nationale constituante, un très grand nombre de Tunisiens rêvaient de voir l’élaboration de la constitution confiée à un comité d’experts aussi bons et éclairés que Belaïd et Mahfoudh.
D’autres laïques préfèrent se terrer dans leur trou, regarder ailleurs, ou, pire, s’insurger contre cette initiative salutaire par peur de la réaction des conservateurs. Ils estiment que l’abrogation du premier article ouvrira la boîte de Pandore et provoquera des remous au sein de la société. Ainsi, les Tunisiens qui ne se sentent ni arabes ni musulmans sont condamnés à faire profil bas et à s’emmurer dans le silence dès qu’il s’agit du premier article de la constitution, sous-prétexte qu’il ne faut pas réveiller la bête. Ils doivent se contenter d’être veules, lâches, pour ne pas réveiller le courroux des conservateurs qui, eux, sont capables de déclencher des émeutes, de soulever des foules d’imbéciles et de les hystériser au nom d’Allah et de la «haouia».
Islamistes et gauchistes veulent liquider l’héritage bourguibien
Il y a aussi une troisième catégorie de laïques insatisfaits : ceux qui, pour justifier leur lâcheté et leur passivité, invoque la position de Kaïs Saïed qui manque de clarté sur ce sujet. En effet, ses déclarations concernant le rapport de la religion à l’Etat sont assez contradictoires et cette ambiguïté n’est pas pour faciliter les choses. Plutôt que de nous focaliser sur la position sibylline du président vis-à-vis de cette question, faisons confiance à nos deux éminents juristes qui présentent l’affaire sous de bons auspices. Après tout, Kaïs Saïed aurait pu confier cette responsabilité historique à des juristes plus conservateurs et identitaires que Sadok Belaïd et Amine Mahfoudh.
Les Tunisiens laïques et modernistes n’ont pas eu les ouilles de s’opposer à l’article 1 lors de l’élaboration de la constitution de 1959. En 2011, ils ont laissé les islamistes et la gauchiasse de Hamma Hammami (nos «idiots utiles» à nous) abattre l’ancienne constitution pour en proposer une nouvelle. Islamistes et gauchistes voulaient tous liquider l’héritage bourguibien, mais chacun voulait imposer une constitution à son image.
Les laïques savaient pertinemment que le profil du Tunisien de 2011, et donc des rédacteurs de la nouvelle constitution, n’avait rien à voir avec celui de 1959 et que cette idée d’Assemblée constituante allait conduire le pays à l’impasse… Et, pourtant, ils les ont laissé faire. Ils ont confié le pays à des fanatiques, des illuminés, des politicards corrompus jusqu’à l’os, à des gens complètement irresponsables et indignes d’être investis de responsabilités aussi cruciales pour l’avenir des futures générations.
Aujourd’hui, ils ont l’intention de laisser le juriste octogénaire et son adjoint mener ce combat seuls face aux réactionnaires et aux identitaires de tout poil, face à une société qui croupit depuis des décennies, pour ne pas dire depuis des siècles, dans la médiocrité, la bigoterie et la superstition, sous-prétexte que Sadok Belaïd s’est montré condescendent avec certains journalistes – on oublie que ce vieux monsieur n’a pas été soumis à une telle pression depuis très longtemps, voire jamais de sa vie –. Nos laïques n’ont pas l’intention de venir à la rescousse du tandem Belaïd/Mahfoudh sous-prétexte qu’il faut prendre soin d’inclure tout le monde et que la position de Kaïs Saïed reste flou… Bref, pour ne pas affronter les conservateurs et les identitaires, nos laïques se perdent en de vaines arguties et préfèrent s’en tenir au chapitre des chicaneries mesquines et autres motifs de plaintes et de mécontentement.
Une brèche inespérée vient de s’ouvrir, au lieu d’y pénétrer, les laïques préfèrent pinailler et couper les cheveux en quatre. Même Imed Hammami, ancien leader nahdhaoui et imam à Nabeul, a donné son approbation, mardi, sur Mosaïque FM, et défendu la déclaration de Sadok Belaïd en rapport avec l’article 1 en y apportant des arguments utiles.
Pendant ce temps-là, les laïques font la fine bouche, se montrent dédaigneux, quand ils ne mettent pas les bâtons dans les roues. Ne brûlons pas notre dernière cartouche. Quand les Belaïd ne seront plus là, plus personne ne pourra sortir la Tunisie de cette prison identitaire et religieuse.
* Universitaire.
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