Souverainiste, nationaliste, partisan d’un exécutif fort, le président de la république Kaïs Saïed n’a jamais caché son rejet total de la Constitution de 2014, trop parlementariste à son goût. Il n’a jamais cessé non plus d’exprimer son plus grand mépris à l’égard de la majorité de l’élite politique qui avait gouverné le pays depuis 2011. Cependant, si son projet de nouvelle constitution est adopté lors du référendum du 25 juillet prochain, il lui restera les «douze travaux d’Hercule»… Et c’est là que les embûches l’attendraient.
Par Helal Jelali *
Depuis son élection en 2019, le président de la république se trouve dans une situation bien décrite par le constitutionnaliste français Éric Thiers dans la revue ‘‘Pouvoirs’’ en 2020 à propos du Général De Gaulle : «La Ve République est fondée sur la mystique constitutionnelle gaullienne. Sa finalité ultime est la pérennité de la nation française. Le peuple régulièrement consulté doit y tenir une place centrale. À la tête de l’État, le président de la république doit fixer la voie et, comme dans un organisme complexe, chaque institution doit exercer sa fonction propre, en évitant la confusion des pouvoirs.»
Cette idée d’un exécutif tout puissant ne pourrait s’accomplir sans une adhésion massive des citoyens et des corps intermédiaires – ces derniers sont presque oubliés par Carthage –, sans une administration profondément réformée et surtout modernisée, et enfin sans un travail pédagogique auprès des citoyens, car la communication jouerait à cet égard un rôle central. Tous ces actions nécessaires à l’élaboration du projet de la nouvelle constitution ont été complètement négligées.
Un exécutif fort et un législatif affaibli
Certes, la séparation des pouvoirs est nécessaire, mais sa fragmentation et la confusion que nous avons connues, ces dernières années, avaient déstabilisé le pays et surtout ses institutions comme la haute administration qui fonctionnait presque en autogestion.
Lors d’une intervention dans le journal télévisé de la chaîne publique, quand il n’était «que» professeur de droit, Kaïs Saïed avait déclaré : «On peut écrire la meilleure constitution du monde, s’il n’y a pas une classe politique capable pour l’appliquer, ce sera un échec…» Par conséquent, il nous reste qu’à attendre l’adoption de la nouvelle constitution et les hommes et les femmes qui la mettront «en musique» ?
Dès 2013 celui qui deviendra un président «solitaire» avait dit que la constitution est «un arrangement pour le partage du pouvoir», lequel avait, volontairement, «ignoré les revendications des jeunes protestataires bien écrites sur les murs des villes tunisiennes».
Souverainiste déclaré, Kaïs Saïed n’en a cure des réactions du Parlement Européen, de Berlin, de Washington, ou même des Ong internationales qui lancent, depuis le 25 juillet 2021, des alertes diplomatiques sur son «pouvoir personnel». Clairement, il se dresse contre toute ingérence étrangère quand il s’agit de son projet constitutionnel. Comme tous les nationalistes convaincus, la référence au peuple est quasi quotidienne. Pour lui, l’exécutif fort va s’appuyer sur le référendum et le plébiscite pour contourner ou affaiblir le pouvoir législatif.
Ses adversaires qui le comparent à Mouammar Kadhafi se trompent. Il serait plus juste de placer Kaïs Saïed dans un tableau où se trouveraient les anciens présidents de l’Equateur Rafael Correa et de la Bolivie Evo Morales. Avec ses invectives, loin de toute diplomatie, comme celles contre les agences de notation affublées du sobriquet «Oummek Sannafa» (ou cuisinières), on pourrait ajouter dans ce tableau l’ancien président du Burkina Faso Thomas Sankara.
Avec un exécutif fort, un souverainisme assumé, et un nationalisme populaire, nous avons, en somme, un bonapartisme républicain où le chef de l’Etat deviendrait le centre du pouvoir autour duquel s’articulent toutes les autres institutions.
Reste que tout pouvoir exécutif bien affirmé est menacé aujourd’hui et partout par la vague néolibérale. La puissance des lobbys, qui ont tendance à remplacer les partis politiques ou à les instrumentaliser, cette puissance de la finance affaiblit les États et démantèle ses institutions. Même dans les vieux pays européens, nous assistons à des fractures démocratiques comme en France où l’abstention, lors des dernières législatives, a atteint 54%.
Les embûches inattendues ou les «12 travaux d’Hercule»
Nous l’avons écrit ici-même à plusieurs reprises: l’Histoire politique nous a appris que c’est durant les grandes crises que les réformes pourraient être engagées: un exécutif fort a grand besoin d’un pilier essentiel de l’Etat qu’est l’administration. Or, la nôtre est archaïque, souffrant d’un mille-feuilles de réglementations d’un autre âge. Aucun gouvernement n’avait pensé à la moderniser, des centaines de comités interministériels ont été consacrés au projet de la digitalisation. On attend toujours… Quid de la simplification administrative?
Nos politiques ne sont pas aussi clairvoyants que l’ancien président Habib Bourguiba qui disait : «Être réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible».
Quant va-t-on décider un contrôle strict de nos importations qui déstabilisent l’équilibre macroéconomique?
Notre tourisme est à terre : nos hôtels sont inadaptés à la nouvelle clientèle.
Une agriculture sans une politique hydraulique rationnelle restera primitive. La région de Kasserine – la plus pauvre du pays – a vivement besoin de 3000 puits et 1000 puits artésiens (sondages), etc.
La dégradation du paysage urbain et rural est criante. Des «favelas» poussent dans toutes les grandes villes faute d’une vraie politique d’habitat social.
Un pouvoir exécutif bien puissant va-t-il mettre fin à la cogestion des entreprises publiques avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT)?
Bien d’autres travaux herculéens sont en souffrance…
Dans les prochains mois, le dilemme cornélien dans lequel risque de se retrouver Kaïs Saïed est bien résumé par le philosophe et ancien ministre français Luc Ferry : «Comment gouverner les démocraties s’il faut être populaire pour être élu et impopulaire pour réformer ?»
Est-ce qu’après l’adoption de la nouvelle constitution, les équipes du président de la république vont-ils s’attaquer aux «douze travaux d’Hercule»? Auront-ils les moyens nécessaires? Le doute est permis vu l’état des finances publiques et l’ampleur des dégâts à réparer.
Depuis 2011, ce sont les managers et les technocrates qui avaient gouverné ce pays. Il est grand temps que la politique reprenne ses droits.
Si après l’adoption d’une nouvelle constitution, une vraie politique de relance économique, accompagnée d’un plan social, n’est pas engagée, le pays serait dans une «fiction juridique» ou «un artifice de droit» qui n’apportera rien aux conditions de vie des citoyens.
* Ancien journaliste basé à Paris.
Donnez votre avis