Cliniques privées en Tunisie : le «massacre» des infirmiers avant celui des malades?

Quel meilleur endroit pour connaître ce qui se passe réellement dans une clinique privée aux vitres rutilants de propreté, de blancheur et de lumière que… l’assemblée générale annuelle de ses actionnaires. Dans cette tribune (second article de la série «Si ce n’est pas une arnaque», l’auteur, l’un de ces actionnaires, nous offre ici un excellent poste d’observation.

Par Dr Mounir Hanablia *

Les ambiances feutrées et policées, saturées de cette odeur uniforme de désinfectant, de ces grands hôtels de marbre et de verre, ont ceci de particulier que dans une assemblée générale, elles ne reflètent pas les luttes au couteau qui dans le quotidien se livrent entre les membres d’une même profession, ou bien qui les opposent à une administration toujours partisane et à qui on ne peut jamais accorder le préjugé favorable.

Dans une assemblée générale évoquant pour la plupart un club paisible d’anciens combattants, à la calvitie galopante et aux cheveux blancs refoulés inexorablement vers les bordures, tout comme nous sommes nous-mêmes tenus à la lisière des décisions par les gestionnaires et les administrateurs, les moquettes, les tapis et l’insonorisation remplissent leur fonction, celle d’amortir, de déformer le sens des réalités recouvertes sous une cascade de chiffres dont il faut avoir la foi ou être mu par une tenace rancune, pour pouvoir les déchiffrer dans le contexte, et en comprendre la signification, même lorsqu’il ne sont pas très concordants les uns avec les autres.

Pas de politique de récupération des créances

Il faut donc se montrer particulièrement insistant, peut être même agressif, pour apprendre que la clinique traîne une casserole de plusieurs dizaines de millions de dinars d’impayés depuis sa création. Et qui d’année en année croît.

On vous expliquera que ce sont là des créances dont nul ne sait, et encore moins le directeur général qui vous répond, quand elles seront remboursées par les débiteurs étrangers, d’un pays voisin, ni comment les recouvrer.

Ce sont des choses anormales; il y a bien un tribunal international du commerce pour obtenir réparation de ce genre de litige, mais apparemment  il n’ y a pas de politique de récupération des créances, la dernière en date a échoué d’une manière peu glorieuse qui a laissé des traces et un contentieux relationnel, mais c’est à la société d’assumer, c’est-à-dire quand il s’agit d’une SARL, aux actionnaires.

A partir de quel montant les créances impayées qui croissent deviendront-elles un fardeau insurmontable pour les finances de la société? Les sens engourdis par le désodorisant, la moquette, les rideaux, et les lumens relativement tamisés irradiés par les lustres pendus au plafond, il aurait été difficile de penser à poser cette question; d’autant que la personne censée tout savoir avait quelques instants auparavant avoué son ignorance sur le sujet important du recouvrement.

Malgré cela et après plusieurs années de résultats de l’exercice négatifs qui se sont récemment positivés, on a ainsi appris que la clinique était capable de payer les travaux titanesques qu’elle avait entrepris, rubis sur l’ongle, sans recourir aux crédits bancaires, les taux d’intérêt étant prohibitifs.

Lourdes créances non recouvrés et coûteux travaux de rénovation

Donc la clinique traîne des créances de plusieurs millions de dinars qu’elle est incapable de recouvrer mais elle possède néanmoins les fonds nécessaires pour se rénover. Intéressant!

D’aucuns sans doute victimes de la même ambiance ensorcelante ont été pris de nostalgies esthétiques en regrettant que la structure n’ait pas rénové sa façade. On aurait tout aussi bien pu regretter l’incapacité de la société à se rajeunir, mais il s’agit là d’un sujet qu’on hésite à aborder dans le fond, tellement ses implications sont importantes pour l’avenir.

Ce ne sont pas les héritiers des actionnaires qui pourront tenir tête aux gestionnaires et aux commissaires aux comptes, qui ainsi que le disent les Mexicains, peuvent vous retirer les chaussettes sans vous enlever les chaussures.

Le personnel qualifié quitte le navire

Mais au fil des discussions, on a ainsi appris que Mohamed B, le meilleur infirmier que la clinique ait jamais eu, avait claqué la porte, parce que selon ce que l’on en a compris, l’établissement n’avait pas voulu satisfaire ses revendications financières, parfaitement justifiées et raisonnables. Mohamed B. était cet infirmier qui en réanimation post chirurgie cardiaque et pendant plus de vingt ans a assumé tous les jours de 7 heures à 21 heures la responsabilité de patients lourds.

Habituellement lorsqu’il existe des problèmes avec le personnel, c’est toujours les médecins en charge de la spécialité qui interviennent pour régler un éventuel problème. Dans le cas présent c’était donc aux chirurgiens cardiovasculaires et accessoirement aux cardiologues qu’il incombait de le faire. C’est oublier que les uns et les autres sont souvent des gens particuliers qui en général n’estiment digne d’intérêt que leur seule petite personne.

De surcroît il semble que le directeur médical, relativement nouveau venu dans la structure, peine à imposer son autorité à de plus anciens que lui, et qu’il ne les voit pas partir d’un mauvais œil. Mais la perte de Mohamed B. est d’autant plus significative qu’une secrétaire notoirement corrompue se voie confier des responsabilités de surveillante et s’avère intouchable à son poste. 

Les cardiologues influents savent décidément en faveur de qui intercéder. Et il n’y a pas que cela ! Un certain A., également infirmier expérimenté, a claqué la porte parce qu’on l’avait sanctionné ou réprimandé pour son absence à une réunion, alors qu’il avait obtenu l’autorisation de son supérieur. En passant, on lui a bien fait comprendre que nul n’était indispensable. Que le personnel qualifié quitte ainsi le navire est plutôt inquiétant.

Evidemment le directeur général se frotte les mains; cela fera toujours des salaires en moins et des économies en plus. Après cela faut-il s’étonner que des hécatombes se produisent?

Une grotesque mise en scène

A ce point de l’assemblée générale, il arrive un moment où, les sens engourdis ou pas par les petits fours ou les boissons bourrés ou non de tranquillisants ou de cannabis (qui sait?), les faits étant à eux seuls stupéfiants, et malgré les règles de la plus élémentaire politesse, ce qui reste de lucidité impose de se lever et de quitter la salle en réalisant que, tout cela relève plus de la plus grotesque mise en scène, et qu’il est inutile de perdre son temps plus longtemps lorsqu’on a aucune prise sur les réalités.

Décidément, les comptes sont (peut être) bons, mais il s’agit quand même de la santé des gens. Attendent-ils donc d’être tous morts, tous ces actionnaires vieillissants dont je fais partie, pour vendre cette satanée société qui hésite à partager ses bénéfices, à une Private Equity Fund, ou bien à Capital Colony ou à Blackstone?  

* Médecin de libre pratique.

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