Les milieux de réflexion au monde se lancent dans une sorte de frénésie prédictive sur le dénouement de la crise sino-taïwanaise : y aurait-il ou pas une guerre entre les deux frères-ennemis et quelles en seraient les conséquences pour le reste du monde ? L’exercice de décryptage est, il est vrai, fort passionnant. Reste que la stratégie n’est pas un jeu de hasard.
Par Mahjoub Lotfi Belhedi *
Le 25 octobre 1971, suite aux tractations occultes entre Henry Kissinger et Zhou Enlai, la République populaire de Chine a pu rejoindre les rangs de l’Organisation des Nations Unies, entraînant ainsi l’évincement de Taïwan de l’enceinte onusienne après 21 ans de représentation assidue de ce petit État insulaire indépendant situé à 180 km des côtes chinoises sous le nom de la République de Chine…
Le 3 août 2022, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, s’est rendue à Taipei, la capitale taïwanaise, mettant fin ainsi à 25 ans d’absence officielle américaine de haut niveau dans l’archipel.
Cette visite-test savamment préparée par les différentes instances politiques américaines visait, entre autres, à sonder la réactivité de la Chine populaire et son périmètre de giration militaire en un pareil moment à haut risque.
Revanche de l’histoire
Sous le regard irrité de la Chine et en parfaite connivence avec le voisin sud-coréen, le processus de construction de l’État taïwanais a suivi une trajectoire typique lui permettant de s’affranchir peu à peu de la tutelle économique américaine et d’arracher une place avancée sur le podium des quatre puissants dragons asiatiques…
Régnant sur une mer houleuse, parsemée de puissances régionales émergentes toutes pro-occidentales, la Chine populaire n’a pas intérêt à livrer une guerre contre le petit rival taïwanais au risque de voir l’opération déraper et dégénérer en guerre mondiale dont l’issue serait incertaine, et d’abord pour elle, car ses avancées économiques, momentanément freinées par la pandémie de Covid-19, dépendent en grande partie des donneurs d’ordres occidentaux.
Dans ce contexte, à la fois chaud et complexe, on peut résumer les enjeux géopolitiques de cette région du sud-est asiatique en six points :
1- l’océan pacifique, qu’on le veuille ou pas, demeure jusqu’à nouvel ordre l’aire où se manifeste avec force la puissance militaire américaine;
2- la moindre agression chinoise contre Taïwan rendra l’environnement géopolitique régional plus hostile et plus intenable pour les Chinois;
– le bourbier ukrainien où s’est empêtrée la Russie et les sanctions internationales infligées à Moscou retentissent avec grand fracas dans l’esprit des Chinois, dont la position vis-à-vis du conflit se déroulant à ses frontières septentrionales reste relativement prudente et équilibrée, en dépit de la qualité et du niveau des relations sino-russes;
4- la forte dépendance de l’industrie chinoise des semi-conducteurs taïwanais fait, qu’en cas d’attaque chinoise de l’archipel voisin, l’usine du monde pourrait être mise en état d’inertie totale;
5- une invasion de Taïwan accroîtrait ainsi les difficultés économiques de la Chine dues au Covid-19, dont elle a déjà du mal à se remettre;
6- l’autre conséquence d’une telle agression, c’est la remise en question du soft power chinois à travers le monde pour les décennies à venir; et c’est tout l’édifice patiemment construit au cours du dernier demi-siècle, au prix de gros efforts et de fortes privations, qui risquerait de s’effondrer, avec des conséquences inimaginables pour des populations qui ont atteint un niveau de vie tel qu’une grosse crise économique risquerait de donner des envies révolutionnaires.
Le seuil de la terreur simulée
Tout compte fait, et malgré leurs gesticulations militaires actuelles, les Chinois savent jusqu’où ils ne pourront pas aller. Calculateurs froids et grands pragmatiques, en aucun ils ne franchiront le seuil de la terreur simulée, inspirée de la doctrine militaire millénaire du maître Sun Tze, selon laquelle «L’art de la guerre consiste à soumettre l’ennemi sans combat».
* Universitaire, spécialiste en réflexion stratégique.
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