Le débat public tunisien est toujours dominé par les polémiques stériles, hors sujet et à côté de la plaque. L’invitation de l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed à Harvard en tant que sociétaire (c’est la traduction exacte de fellow en bon français) tout comme celle de l’ancien président provisoire Moncef Marzouki, a été une nouvelle occasion pour polémiquer.
Par Chedly Mamoghli *
Entre ceux qui sont rongés par la haine, la jalousie et l’envie qui veulent galvauder la chose et rabaisser les sociétaires (première catégorie) et ceux qui veulent la présenter comme un exploit des concernés (deuxième catégorie), ils passent comme toujours à côté de l’essentiel.
Ce n’est pas rien
Ce n’est pas quelque chose de banal comme veut la présenter la première catégorie qui veut dévaloriser cette initiative. Parmi les pays de la région, la Tunisie ne fait pas fréquemment l’objet d’une grande attention dans les relations internationales par les institutions universitaires, la presse et les groupes de réflexion (think tanks). D’autres pays intéressent plus (de par leur poids notamment) et par ricochet, leurs dirigeants intéressent davantage en Amérique et ailleurs.
Par conséquent, que la Tunisie fasse l’objet d’une étude sur les dix dernières années dans l’université la plus prestigieuse du monde est une bonne chose et que deux protagonistes de cette précédente décennie soient invités en tant que sociétaires l’est également.
Ce n’est pas un exploit
De ce fait, chercher à dévaloriser l’initiative ou à rabaisser les sociétaires est complètement ridicule voire pitoyable. Parler de grade pour un sociétaire pour chercher à le rabaisser est complètement nul et non avenu. Ils ne font pas partie du corps enseignant pour parler de grade. Ce sont des sociétaires.
Quant à la seconde catégorie qui veut présenter la chose comme un exploit, ce n’en est pas un. Les deux anciens responsables tunisiens ont été invités de par leurs précédentes fonctions et leurs expériences respectives. S’ils n’avaient pas occupé ces fonctions, ils n’auraient pas été invités. Deux protagonistes de premier plan qui vont s’atteler avec les chercheurs à disséquer cette expérience de la précédente décennie, l’objet du projet.
Ni lynchage ni glorification
Donc ni lynchage ni glorification. C’est une expérience à saluer et l’essentiel à côté duquel sont passées ces deux catégories est ailleurs. L’essentiel c’est pourquoi il n’y a pas de telles initiatives en Tunisie. Pourquoi? Normalement, les politologues, juristes, publicistes, historiens spécialisés dans l’époque contemporaine, sociologues, économistes, etc., devraient lancer de telles initiatives pour décortiquer et passer au peigne fin la phase 2011-2021 en invitant ses protagonistes. Malheureusement, à l’exception de certains universitaires valeureux, beaucoup sont animés par leurs petits calculs personnels, leurs complexes et des comportements minables.
Entre les gauchistes complexés et aveuglés par l’idéologie et le dogmatisme qui veulent imposer leur version, les islamistes et crypto-islamistes à la mentalité rétrograde et les égoïstes qui ne veulent que la lumière ne soit projetée que sur eux, il ne reste pas grand monde.
La petitesse individuelle l’emporte sur l’académique. Or la vocation de l’université, avant d’octroyer des diplômes aux étudiants et des titres aux enseignants, est celle d’étudier et d’analyser son époque avec objectivité et rigueur.
Et l’université tunisienne dans tout ça
Les universités tunisiennes ne sont pas obligées de recevoir les anciens dirigeants en tant que sociétaires pendant tout un semestre ou une année universitaire mais de les recevoir pour des conférences ou des journées d’études. Commençons par cela. Ça sera l’occasion pour les interroger avec objectivité sur la phase précédente, leur apporter la contradiction et ainsi comprendre cette phase loin du grabuge facebookien.
Que les gens s’expriment sur Facebook est une bonne chose mais pour avoir un débat public sain et équilibré, il faudrait que les institutions universitaires, la presse et les groupes de réflexion s’en saisissent à la fois loin de la partisannerie aveugle et des haines et ressentiments personnels qui enveniment le débat public.
En définitive, bravo à Harvard et à son école d’administration publique, la Kennedy School of Government, pour cette initiative louable et espérons que les deux sociétaires sauront exposer le cas tunisien avec courage, objectivité et rigueur. Marzouki ne doit pas en faire une tribune politique et céder comme toujours à ses aigreurs et à ses rancunes.
Chahed doit quant à lui, et au-delà des tares du précédent régime qui a pénalisé son gouvernement, exposer son expérience telle qu’elle a été et se libérer de son politiquement correct pour ne pas froisser telle ou telle partie et expliquer comment les réseaux d’influence et les groupes d’intérêts ont eu une grande capacité de nuisance qui a impacté l’action gouvernementale mais aussi leur capacité manipulatrice sur l’opinion publique. Il doit aussi évoquer l’hégémonie de l’UGTT qui a paralysé et qui continue de paralyser les réformes vitales pour la Tunisie par idéologie, dogmatisme et souci de préserver sa mainmise sur le secteur public, gage de sa puissance pour maintenir et pérenniser les privilèges de la caste qui la dirige.
Aucun élément des difficultés rencontrées par la Tunisie durant la précédente décennie ne doit échapper à ce travail d’inventaire. Leurs témoignages sont clés et seront retenus pour la postérité. Enfin, que nos universités en fassent de même, se libèrent de la subjectivité des uns et des autres et s’attèlent à l’étude académique et objective de la phase 2011-2021.
* Juriste.
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