Accord avec le FMI : Divergence au sommet de l’Etat tunisien ?

Une note top-secret, adressée récemment par Bloomberg à ses abonnés dans les milieux d’affaires, avertit qu’entre le président de la république Kaïs Saïed et le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), le courant ne passe plus! En cause, l’urgence et la cruauté de certaines conditionnalités d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI)! (Illustration : Marouane El-Abassi remettant au président Kaïs Saïed, le 24 août 2022, le rapport de la BCT relatif à l’exercice 2021).

Par Moktar Lamari *

Le différend est gravissime et la discorde profonde, à cause du timing et de la nature des douloureuses réformes demandées et des diktats du FMI. La BCT, supposément indépendante, ne sait plus sur quel pied danser et comment se ranger…

Docteur Marouane El-Abassi, gouverneur de la BCT, aurait exprimé à des instances internationales son agacement et son inconfort dans la conduite de son mandat, suite à ces divergences à répétition, cette incompréhension réciproque et risques économiques et budgétaires auxquels fait face la Tunisie.

Le choc des paradigmes

Pour s’entendre, le président Kaïs SaÏed et Marouane El-Abassi, se sont rencontrés plusieurs fois ces dernières semaines, alors que la Tunisiefait face à sa pire crise économique depuis toujours 2011.

Le pays est techniquement en faillite, les caisses du trésor son vides et le FMI se positionne en bailleur de fonds de dernier recours.

La précarité du contexte politique fait que le président Saïed ne veut pas aller plus loin dans la mise en œuvre des mesures et réformes impopulaires et douloureuses: licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires, retrait des subventions aux produits de première nécessité, privatisation de sociétés d’Etat, désinstitualisation du service public, etc.

Les élections législatives prévues pour le 17 décembre arrivent à grands pas. Les partis politiques, et notamment le parti du religieux de Ghannouchi sont aux aguets et attendent impatiemment que ces mesures douloureuses soient adoptées pour emporter avec elles le régime et la popularité du président Saïed.

Le pragmatisme du FMI

De son côté, le FMI attend des engagements fermes du pouvoir exécutif. On ne veut rien signer sans adoption et mise en œuvre des réformes convenues.

Le gouverneur de la BCT réalise l’ampleur des risques et des dégâts économiques, si un accord avec le FMI est reporté à l’hiver 2023. Il déclare ne pas être sur la même longueur d’onde avec le président Saïed à ce sujet.

Le président est juriste, agissant en solo, sans conseillers économistes, met son focus sur les enjeux politiques et sur le renforcement de ses pouvoirs, notamment grâce aux élections législatives qui arrivent dans moins 90 jours.

Les pourparlers avec le FMI pour un paquet de mesures de sauvetage ont été interrompus en juillet, juste quelques jours avant que les Tunisiens ne votent sur les réformes constitutionnelles qui ont officialisé les pouvoirs radicaux de Saïed.

Compter sur les moyens qu’on n’a pas !

«Nous devons principalement compter sur nos propres capacités et nos ressources nationales afin que la Tunisiene reste pas otage de développements indépendants de son contrôle», a déclaré Saïed à El-Abassi, selon un communiqué publié sur la page Facebook officielle de la présidence. Et El-Abassi, dans une préface au rapport annuel de la BCT a décrit un accord du FMI comme «impératif». Faute de quoi, les efforts de la BCT pour stabiliser les réserves de change et contenir l’inflation dans une économie lourdement endettée étaient peu susceptibles de réussir, a déclaré le gouverneur.

Une hausse des taux d’intérêt de 75 points de base en mai doit être suivie de «réformes structurelles, qui seront la matrice pour une coopération plus étroite entre la Tunisieet ses partenaires étrangers, et en particulier le succès des négociations avec le FMI», a-t-il déclaré.

Le conseil exécutif de la BCT n’a pas tenu de réunion de politique monétaire depuis le 10 juin. Lors de la prochaine rencontre, la BCT serait amenée à augmenter encore une fois son taux directeur de 50 à 75 points de base.

Les remèdes du pire…

Le taux directeur approchera les 8% d’ici quelques semaines. Une telle décision sera certainement contestée, dans un contexte de pénurie et de rationnement qui touche de plus en plus de produits de base.

La guerre en Ukraine a poussé l’inflation à des sommets, tandis que l’aggravation de la situation des finances publiques frappe les importations et oblige les supermarchés à rationner les aliments de base.

Les critiques de Saïed accusent le président de ramener la Tunisieau système de gouvernance d’un seul homme, système que la Tunisie a rejetée en 2011.

La puissante UGTT s’oppose à un ensemble de réductions de dépenses et d’autres mesures d’austérité probablement nécessaires pour débloquer l’aide du FMI, exigeant plutôt des augmentations de salaire pour les travailleurs du secteur public afin de contrer la flambée de l’inflation.

Pour trouver un accord avec le FMI, il faut d’abord que la Tunisie trouve un accord tripartite impliquant le président Kaïs Saïed d’un côté et l’UGTT et la BCT de l’autre. Un ménage à trois, où les tensions sont à leur comble.

En attendant, les indicateurs économiques sont au rouge, la pénurie se répand, le dinar s’étiole à vue d’œil et les tensions sociales et politiques couvent, pour éclater à n’importe quel moment.

Le temps ne pardonne pas

Faute d’entente avec le FMI et sans entente des braves pour réformer, l’économie tunisienne va dans le mur, l’intermède démocratique ne sera qu’une lueur d’espoir écrasée par l’immaturité populaire.

Avec deux millions d’analphabètes, 3 millions de personnes vivant dans la pauvreté extrême, quasiment plus de mosquées que d’écoles primaires, on ne peut pas édifier une démocratie fiable, dirigée par des élites crédibles et axées sur la création de la richesse et la prospérité collective.

Les données parlent d’elles-mêmes…

  • La Tunisie fait face à des besoins élevés en financement externe en 2022 de l’ordre de 4 à 5 milliards de $ et leur mobilisation sera une source de préoccupation.
  • La facture salariale publique a augmenté de 5,1% pour atteindre 20,2 milliards de dinars (6,3 milliards de dollars), un niveau qui empêche l’augmentation du financement des investissements ou la réduction du niveau de la dette.
  • La croissance du PIB devrait atteindre un «modeste» 2 % en 2022, après 3,1% en 2021 et une contraction de 8,7% en 2020.
  • Le déficit budgétaire en 2022 devrait frôler les 10%, après avoir été à 9% en 2021.
  • Les autorités ont «en masse» exploité le marché de la dette intérieure pour combler le déficit budgétaire de 2021, en particulier après que les conditions de financement étranger soient devenues prohibitives à la suite d’une dégradation de la notation.
  • La BCT s’attend à ce que la production économique de 2022 soit toujours inférieure à son niveau pré-pandémique, en 2019.
  • L’inflation est en moyenne de 8,4% en 2022, soit près de 2 points de pourcentage au-dessus de 2021. Elle atteindra les deux chiffres si les autorités n’agissent pas.
  • Le dinar continuera sa chute brutale dans l’indifférence du président Kaïs Saïed et des partis politiques. Durant les 12 derniers mois, le dinar a perdu 22% de sa valeur face au dollar américain. Comme si trop n’est jamais assez, pour ceux qui gouvernent le pays.

* Economiste universitaire au Canada.

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