L’Etat doit mettre fin à sa politique du laisser faire laisser passer, accorder une attention particulière au dossier de la santé et faire en sorte que le droit aux soins de qualité soit une réalité et non un simple slogan politique inscrit dans une constitution. S’il ne fait rien en ce sens, il confirmera ce que beaucoup pensent, à savoir que nous sommes bel et bien dans un État populiste géré par des incompétents notoires. (Kaïs Saïed à l’hôpital Rabta: ça parle, ça parle, mais ça fait quoi ?)
Par Raouf Chatty *
Il existe deux systèmes de santé en Tunisie : un pour les riches, ceux qui ont beaucoup d’argent ou ceux qui peuvent s’en procurer (ils seraient 30% de la population globale au maximum), et une autre pour les pauvres (les 70% restants, classes moyennes incluses).
Les premiers peuvent se soigner dans les cliniques privées et supporter les coûts excessivement chers de ces établissements aux standards d’accueil hôteliers, gérées comme des entreprises rentables, les seconds se dirigent vers les hôpitaux publics dont la plupart sont délabrés et où ils subiront toutes les misères, sans garantie de se faire soigner convenablement.
Nous sommes donc en Tunisie face à une médecine à deux vitesses. Bizarre quand on sait que la Constitution en vigueur, promulguée en juillet 2022 par le président Kaïs Saïed, comme celle de janvier 2014, stipulent pourtant solennellement que la santé est un droit fondamental.
La santé devenue un produit marchand
En réalité, il n’en est rien. La santé est devenue un produit marchand. Au moment où les établissements publics de santé s’appauvrissent, leur situation miséreuse rappelant l’état de la santé dans les premières années post indépendance, les établissement privés de santé poussent comme des champignons et font des chiffres d’affaires très conséquents. C’est que le secteur, quand il est bien géré, reste rentable. Ce n’est malheureusement pas le cas des hôpitaux publics qui sont tous déficitaires pour cause de mauvaise gouvernance.
Récemment, le président de la république a fait une visite inopinée au Centre hospitalo-universitaire de la Rabta, à Tunis, construit dans les années 1930. Il a relevé de visu l’ampleur des difficultés multidimensionnelles dans lesquelles se débat l’hôpital public. Une simple opération de communication politique en perspective des élections législatives du 17 décembre pour démontrer l’intérêt que porte l’Etat à la santé publique.
Le président connaît mieux que personne la situation de la santé publique en Tunisie. N’était-ce pas lui qui, en pleine pandémie du Covid-19 et sa catastrophique gestion, avec plus de 22 000 morts en deux ans, avait limogé, en 2021, l’ex-chef du gouvernement et l’ex-ministre de la Santé et pris en main lui-même le dossier.
Il n’ignore pas également la complexité de ce secteur, qui est très mal géré et implique d’énormes intérêts. D’ailleurs, la stagnation du projet de construction de la Cité médicale de Kairouan, lancé en 2017 et dont il a cru pouvoir faire la réalisation de son mandat, mais qui est toujours en souffrance malgré ses promesses, témoigne de la crise de la santé publique en Tunisie.
Ce qui fait fuir les jeunes médecins
Si l’on se félicite souvent de l’excellent niveau académique et professionnel de nos médecins, on ne peut passer sous silence le fait que les choses se sont sensiblement dégradées dans les hôpitaux publics où les médecins comme les malades manquent de tout.
Les premiers, notamment les jeunes médecins, internes et résidents travaillent dans des conditions inhumaines et sont corvéables à merci. Ils sont sous le marteau de leurs chefs de service et l’enclume du personnel paramédical qui fait la loi dans les hôpitaux, fort de son ancienneté dans les services hospitalo-universitaires et de l’hégémonie des syndicats.
Plus d’une fois, on a vu des jeunes médecins se faire agresser violemment dans les hôpitaux. Pis, un jeune médecin résident avait trouvé la mort il y a deux ans, tombé dans la cage d’un ascenseur à l’hôpital de Jendouba, une affaire qui, en son temps, avait ému la nation tout entière mais qui est aujourd’hui complètement oubliée.
Faut-il dès lors s’étonner que les jeunes médecins fuient aujourd’hui en masse la Tunisie pour aller travailler en France, en Allemagne et ailleurs ?
Cette situation est très grave et il faut le dire de manière claire : nous sommes aujourd’hui dans un pays où l’on se dirige à grands pas vers un libéralisme sauvage dans tous les domaines, y compris ceux de la santé et de l’éducation, et le désengagement précipité de l’Etat, par manque de moyens, a des conséquences dont nous mesurons aujourd’hui la gravité. Et pour cause : la santé est devenue un produit marchand comme un autre et les cliniques privées poussent comme des champignons, surtout dans les grandes villes, alors que le désert médical s’étend au reste du pays. Le ministre de la Santé vient d’ailleurs d’inaugurer il y a quelques jours en grande pompe l’une de ces cliniques dans la banlieue sud de la capitale, qui en est pourtant bien pourvue. La construction du nouvel établissement a coûté des millions de dinars et l’achat de ses équipements ultramodernes quelques autres millions supplémentaires. Sûrement financés à coups de prêts bancaires.
Cliniques privées et mercantilisme
Ces cliniques privées qui continuent d’ouvrir leurs portes pourraient à terme drainer des milliers de patients étrangers. Et c’est là une raison de plus pour que les pouvoirs publics gardent un œil vigilant sur ce secteur.
Le coût très lourd de ces investissements ne doit pas occulter le fait que beaucoup de patients se plaignent des tarifs excessivement chers pratiqués par beaucoup de cliniques et de centres privés de santé. Les patients ne comprennent pas grand-chose aux systèmes de tarification et aux émoluments exigés par les praticiens. Affolés lorsqu’ils vont dans les cliniques, légitimement préoccupés par leur état de santé, ils en deviennent carrément prisonniers.
Beaucoup de patients soutiennent qu’en règle générale, les cliniques privées exigent des chèques de garantie à l’admission dont les montants se chiffrent à des milliers de dinars. Souvent, les patients signent des documents où ils s’engagent sur des points qui concernent leur santé sans être convenablement éclairés sur les conséquences de leur engagement. Bref, ils deviennent otages des cliniques. D’ailleurs, ils ne pourront être autorisés à quitter qu’après règlement des montants de la facture d’hospitalisation où l’accumulation des chiffres et leur addition ne répondent pas à des logiques claires. Bref, beaucoup de cliniques agissent en toute liberté sans se préoccuper des intérêts de leurs patients, assimilés à de simples «clients».
L’Etat doit sortir de sa complaisante léthargie face aux abus de toutes sortes dont se plaignent les patients. Il doit prendre le taureau par les cornes, sans complaisance et faire face vigoureusement au corporatisme qui, dans le domaine de la santé, peut être mortel. Et le mot n’est pas fort, surtout quand on pense aux nombreuses victimes des erreurs médicales. Parmi les dossiers qui méritent de retenir son attention immédiatement on citera les suivants : le statut de la santé publique et privée, le statut des soins para médicaux, l’accès aux études médicales, le statut des médecins, le problème de l’émigration des jeunes médecins, la situation catastrophique des caisses sociales, et notamment de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam), fortement déficitaire.
L’Etat doit mettre fin à sa politique du laisser faire laisser passer, accorder une attention particulière au dossier de la santé et faire en sorte que le droit aux soins de qualité soit une réalité et non un simple slogan politique inscrit dans une constitution. S’il ne fait rien en ce sens, il confirmera ce que beaucoup pensent, à savoir que nous sommes bel et bien dans un État populiste géré par des incompétents notoires.
* Ancien ambassadeur.
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