Hier, c’était le colon français la source de tous les malheurs. Aujourd’hui le colon est parti et c’est l’élite incompétente qui en est la cause. Le passé peut éclairer le présent et montrer la voie du futur pour une nation tunisienne qui n’a pas fini de manger son pain noir.
Par Abdelaziz Guesmi *
À Thala, l’hiver 1906 est exceptionnellement rigoureux. La neige tombe sans discontinuer du 6 au 10 février. Des congères de 2,50 mètres de hauteur se forment autour des maisons. Certaines s’effondrent sous le poids de la neige. La ville est complètement isolée du reste du pays pendant huit jours. Quant aux animaux domestiques qui n’étaient déjà pas en très bon état au début de l’hiver, des milliers succombent aux intempéries et au manque de nourriture, les pâturages étant cachés. Les Frachiches perdent ainsi 9 000 moutons et 9 000 chèvres. Certains n’ont plus que des betteraves sauvages pour se nourrir.
En 1906, 10 000 hectares des meilleures terres ont changé de mains, passant des paysans tunisiens aux colons français! Même les terrains de parcours des tribus sont concédés à des colons qui refusent d’y recevoir le bétail des Tunisiens à moins de payer une taxe. De plus, les deux dernières années de récolte ont été très mauvaises et les habitants sombrent dans la misère.
Brutalité des colons
Un colon, cité par le journal français Le Temps du 23 février 1907, déclare : «Moi, peur ? Ah non ! Je ne crains rien. J’ai mon revolver. Au premier bicot que je vois s’avancer vers moi dans le bled, je tire dessus. Ah ! Si je pouvais compter toutes les balles que je leur ai flanquées dans la peau ! C’est comme cela que je les civilise». Ce colon sait de qui tenir. De Jules Ferry, élu de la «gauche progressiste» (sic), qui déclarait le 28 juillet 1885, devant la Chambre (assemblée Nationale) : «Messieurs, je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures».
Tout ceci crée un climat de tension entre Tunisiens et colons. L’un de ces derniers, Lucien Salle, est connu comme un homme brutal et violent et d’une rapacité insatiable alors que son voisin, le colon Bertrand, fait de son mieux pour gagner la sympathie des Ferchichi.
L’administration coloniale reste insensible aux souffrances des Tunisiens et des prêts de semence sont refusés. Le mépris de l’administration va servir alors de détonateur au désespoir de la population.
La tension est palpable. La population est abandonnée. Le régime illégitime du Bey du Bardo n’a jamais eu la moindre prise sur les Tunisiens de l’intérieur. Alors ils se défendront seuls. Le baroud parlera. Il sera meurtrier.
Le 26 avril 1906, des Ferchichi, des fractions des Ouled Néji, des Gmata des Hnadra et des Hrakta, campant dans la plaine de Foussana, non loin de Kasserine, attaquent la ferme Salle à douze kilomètres de là. À l’arrivée des insurgés, c’est son frère Henri qui va à leur rencontre. Il est tout de suite tué d’un coup de feu. Lorsque leur domestique Domenico Mira tente de se porter à son secours, il est tué. La mère de Lucien Salles est tuée aussi. Un domestique, Tournier, qui travaille aux environs est fait prisonnier. La ferme est alors pillée. Trois employés, Graffaud, Martin et Sagnes, qui vivent à proximité sont faits prisonniers. Les insurgés se dirigent alors vers la ferme Bertrand. Les trois occupants s’excusent pour leur comportement de colons pour échapper à la mort. Ils ont «l’aman», un sauf-conduit. Un maçon italien, Delrio refuse de se rendre, il est tué. La virée se termine à la mine du Jebel Chaambi.
Mobilisation des tribus
Le lendemain, encouragés par leurs succès, des Frachiches attaquent les bureaux de l’administration coloniale à Thala. Ils se heurtent à un camp retranché où des dizaines de colons français et d’ouvriers italiens les fusillent à bout portant, laissant une vingtaine de morts sur le terrain.
La mort de ces 20 Ferchichi entraîne la mobilisation, tardive, de leurs alliés Jlass et cousins Majri. La France craint le pire et mobilise ses troupes et ses supplétifs : les Ferchichi, les Jlass et les Majri sont réputés pour leur vaillance et leur ardeur aux combats et, fait plus grave (pour la France), les tribus algériennes «de l’autre côté» s’agitent par solidarité avec leurs cousins tunisiens.
L’armée coloniale et ses supplétifs imposent le siège du territoire des Frachiches et des Majri afin d’éviter la jonction avec les tribus insoumises du Nord-Ouest tunisien, proches de l’Algérie, telles les Cherni, Ouergha, Zoghlami, ou Bni Khémir (Ouchtata, M’rassen, Khezara, El Abidi, Zouaoui, Makni…).
La répression de l’armée coloniale sera aveugle, massive et sauvage. Des morts par centaines, des douars et des récoltes incendiés et de nombreux Frachich déportés. La justice sera sans pitié.
Lors du simulacre du procès des 60 accusés, tenu à Sousse, le procureur, M. Liautier, «défenseur de la civilisation contre la barbarie» dit-il, requière la peine de mort pour certains meneurs. Le verdict prononcé au nom du peuple français, le 12 décembre 1906, est expéditif.
Aujourd’hui, la Tunisie est dans la tourmente. La crise qui la frappe est protéiforme : elle est politique, sociale et économique mais aussi culturelle et identitaire. Il suffit de jeter un œil sur les TV locales, où le téléachat domine, pour se rendre compte que le pays a perdu son identité, son âme et sa force.
Hier, c’était le colon la source de tous les malheurs. Aujourd’hui le colon est parti et ce sont l’incompétence des élites et la dépendance de l’étranger qui en sont les causes.
Les régions toujours oubliées de Thala-Kasserine ou des Bni Khémir… ont payé le prix du sang pour vivre dans la dignité, mais pour leurs héritiers, la justice sociale est une notion bien abstraite.
Et pourtant la solution est à portée de main : il suffit de tirer les leçons du passé et de compter sur ses propres moyens, surtout sur le peuple tunisien qui a toujours fait preuve d’une exceptionnelle capacité de résilience.
* Proviseur à Grenoble.
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