Nous continuons à traduire et à publier des articles sur la Tunisie publiés dans la presse étrangère et notamment anglo-saxonne afin que les Tunisiens en général et le pouvoir politique en particulier prennent conscience de l’image que notre pays renvoie à l‘étranger, en espérant que cela les aidera à rectifier le tir et à prendre les bonnes décisions.
Par Daniel Brumberg *
S’il y avait le moindre doute que le président tunisien Kaïs Saïed est en train de construire une nouvelle autocratie sur les décombres de la démocratie tunisienne imparfaite et éphémère, ce doute a été dissipé au cours des dernières semaines de février lorsqu’il a décidé de décapiter l’opposition politique.
En effet, l’arrestation de plus d’une douzaine de dirigeants politiques et de personnalités du monde des affaires et des médias a traduit la résolution du président tunisien de faire taire ses détracteurs. Mais un choc bien plus grand est survenu le 22 février, lorsque Saïed a affirmé que les partis d’opposition avaient obtenu des financements étrangers pour changer la nature démographique de la Tunisie. Le «but non déclaré des vagues successives d’immigration clandestine, a-t-il affirmé, est de considérer la Tunisie comme un pays purement africain qui n’a aucune affiliation avec les nations arabes et islamiques».
Après que des militants des droits de l’homme aient critiqué ses déclarations, le président a insisté sur le fait que ses opposants avaient déformé ses propos pour semer la discorde.
Lorsque l’Union africaine a ensuite officiellement condamné le «discours de haine raciste» de Saïed, le ministre tunisien des Affaires étrangères, Nabil Ammar, a rejeté cette interprétation de ce qu’il a qualifié d’effort très légitime du président pour résoudre le problème de l’immigration clandestine.
Les théories du complot
Il n’est pas surprenant que les collaborateurs de Saïed présentent des excuses aussi boiteuses. Et pourtant, cet épisode fournit également un aperçu d’un projet plus large qui apparaît maintenant bien plus cohérent que beaucoup ne l’avaient jamais imaginé. Ce projet n’est pas seulement alimenté par la paranoïa du président, mais aussi par ses affirmations sans fin selon lesquelles des forces étrangères complotent avec une cinquième colonne nationale de chefs d’entreprise et d’hommes politiques corrompus pour détruire l’économie, la société et l’identité de la Tunisie.
Bien qu’elles soient destinées à détourner l’attention des difficultés économiques croissantes – et de l’incapacité du président à mobiliser plus de 11% de la population lors du second tour de scrutin pour un nouveau parlement – ces théories du complot ont une sorte de puissance stratégique parce que de nombreux Tunisiens, qui sont épuisés par leurs luttes quotidiennes et en ont marre de l’élite dirigeante, sont prêts à les croire. La manipulation par Saïed de leur souffrance a été amplifiée par Internet, et par Facebook en particulier. Le résultat est un système de diffusion massive de la peur et de la fantaisie qui a une base populaire.
(…) Au nom de l’unité, Saïed, comme tous les populistes autocratiques, promeut une politique de division et de conflit qui pourrait dégénérer en échappant à son contrôle.
Populisme en ligne
Pour apprécier pleinement la menace posée par le populisme de Saïed, nous devons considérer à la fois sa spécificité et le contexte politique et social particulier qui a militarisé son message. Ce contexte remonte à un système de partage du pouvoir qui a été créé lors des élections de 2014, mais qui a fini par fournir un espace aux élites rivales pour s’engager dans des compétitions pour contrôler ou dominer toutes les institutions publiques, y compris le parlement, la commission électorale et le pouvoir judiciaire. Séparées des réalités quotidiennes de la plupart des Tunisiens et aliénant la population au sens large, ces luttes ont paralysé tout effort visant à produire une réforme économique, pénale ou judiciaire cohérente.
Saïed a utilisé ces échecs pour construire son projet populiste. Ses efforts dans le domaine judiciaire se sont avérés particulièrement efficaces. Élu président en 2019 après de multiples échecs de parlementaires rivaux à créer une cour suprême, il n’avait aucun obstacle sérieux à ce qui est apparu comme une purge systématique du système judiciaire (…).
Ainsi, à l’opposé du populisme de l’ancien président américain Donald Trump – dont le «gros mensonge» a finalement été dénoncé par les tribunaux – Saïed s’est appuyé sur un ministère de la Justice et un système judiciaire remaniés pour poursuivre ses opposants à l’aide d’actes d’accusation qui constituent une reprise légalisée de ses propres théories du complot. Cette subordination presque totale du pouvoir judiciaire à ses caprices et à ses fantasmes a été soutenue par un appareil de sécurité d’État qui n’a jamais été réformé pendant la période démocratique du pays après 2011, et par une armée professionnelle dont les dirigeants ont été ouvertement courtisés par le président et dont les tribunaux ont été utilisé pour emprisonner les détracteurs de Saïed.
Le système qui a permis ces abus – et ceux qui ne manqueront pas de suivre – est à la fois vaste et quelque peu mystérieux. Le projet de Saïed ne dépend pas de la mobilisation organisée de ses partisans, que ce soit dans des manifestations de rue ou même à travers le processus électoral. En effet, il ne considère pas le fait que pas plus de 11% des électeurs se soient rendus aux premier et second tours des récentes élections législatives comme un échec. Au contraire, son affirmation selon laquelle «quatre-vingt-dix pour cent des Tunisiens n’ont pas voté parce que le parlement ne signifie plus rien pour eux» n’est pas farfelue.
Aussi dédaigneux des institutions démocratiques libérales que ses partisans, Saïed compte sur ses partisans pour l’acclamer lui et son projet sans descendre dans la rue ni même regarder au-delà de leur porte.
Le véhicule de cette forme magique d’acclamation populaire est Internet, qui semble jouer un rôle clé dans une stratégie en quatre étapes : d’abord, en présence de caméras de télévision enregistrant ses rencontres avec les ministres et celles plus animées avec les Tunisiens dans des marchés et des dispensaires, le président affirme que des «ennemis» du peuple sont à l’origine de divers complots, que ce soit pour augmenter les prix, détourner les fournitures médicales, soudoyer des fonctionnaires ou même menacer la «sûreté de l’État».
Deuxièmement, ces vagues accusations sont ensuite diffusées, répétées et embellies via Facebook. Ceux dont le travail consiste à amplifier les allégations de Saïed nomment également des individus spécifiques, les érigeant ainsi en cibles politiques. Des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, de la police et de l’appareil judiciaire arrêtent et inculpent ensuite des individus pour divers crimes présumés.
En bref, en diffusant des fantasmes à un énorme public virtuel, Saïed et ses alliés entretiennent une campagne de propagande de terreur, de répression et de vengeance qui se déroule 24 heures sur 24, sept jours sur sept (…) créant ainsi un lien avec une partie non négligeable de la société tunisienne découragée.
L’isolement de l’opposition
Si le rôle du peuple est flou dans le projet de Saïed, il joue un rôle encore plus ambigu dans les luttes des élites politiques. Les agressions verbales de Saïed contre les immigrés africains – ainsi que la menace de grève de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) – pourraient changer cette équation. Mais jusqu’à présent, les dirigeants de l’opposition n’ont pas galvanisé une masse électorale. Leur isolement est en partie dû à une tempête parfaite de crises sociales, économiques et sanitaires qui ont frappé la classe moyenne urbaine.
Fragmentée et assiégée, cette opposition a rarement généré des manifestations publiques de plus de plusieurs milliers de personnes, même dans le Grand Tunis, un vaste territoire englobant la capitale tunisienne qui compte près de trois millions d’habitants. Bien qu’il y ait eu quelques manifestations d’unité, les observateurs qui ont rendu compte de la manifestation de janvier 2023 à Tunis ont noté que «de nombreux partis rejettent toujours un rôle pour le plus grand parti islamiste Ennahdha. Le puissant syndicat UGTT souhaite un dialogue national mais n’invitera aucun parti qui accuse Saïed de coup d’État.»
Cette exposition visible de la division a souligné la portée limitée du Front de salut national. Comme a averti en février son chef, Ahmed Nejib Chebbi, «il faut unifier la position et construire des ponts entre tous pour renverser le putsch et restaurer la légitimité constitutionnelle et démocratique».
L’UGTT dans le collimateur
Si dès les premiers jours de l’auto-coup d’État de juillet 2021, Saïed et ses alliés ont manipulé ces divisions, leurs efforts ont été stimulés par l’empressement avec lequel certains dirigeants libéraux ont soutenu le président, et l’UGTT a évité une collision frontale avec lui. L’affirmation d’octobre 2021 d’un groupe éminent de libéraux selon laquelle la Tunisie «ne vit guère sous la botte d’un dictateur» a souligné leurs espoirs (et peut-être aussi ceux de l’UGTT) que Saïed interdirait ou restreindrait sévèrement les partis islamistes, mais sans exclure un retour à une sorte de démocratie pluraliste.
Tout au long de 2022, Saïed a intelligemment livré ces rêves en concentrant sa colère sur les dirigeants politiques islamistes. Cependant, il a depuis changé de ton en élargissant le filet de la répression pour signaler qu’aucune dissidence ne sera tolérée.
Un indicateur de ce changement est survenu le 30 janvier, lorsque Saïed a nommé Mohamed Ali Boughdiri au poste de ministre de l’Education et Abdelmomen Belati au poste de ministre de l’Agriculture. Un ancien secrétaire général adjoint de l’UGTT, Boughdiri, qui soutient ouvertement Saïed depuis fin 2021, est un ennemi acharné du leader du syndicat, Noureddine Taboubi. Belati, quant à lui, est un général de brigade sans expérience dans l’agriculture (…) Ces deux nominations font craindre que Saïed ne s’apprête à s’en prendre au syndicat. Ces inquiétudes se sont accrues lorsque la police a arrêté Anis Kaabi, le secrétaire général du syndicat de la société Tunisie Autoroutes.
Faisant allusion au syndicat, mais sans citer de noms, lors d’une visite à la base militaire de l’Aouina à Tunis, Saïed a déclaré que «ceux qui bloquent la route et menacent de bloquer l’autoroute ne peuvent rester en dehors du cercle de la responsabilité et de la punition». En réponse, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, Hfaiedh Hfaiedh, a affirmé que «la présidence tunisienne vise le syndicat», tandis que le journal de l’UGTT, Echaab, a publié un titre en rouge qui disait : «Le discours de l’Aouina : une déclaration de guerre».
Cet affrontement a présagé une vague d’arrestations qui a commencé le 11 février. Ce qui est le plus remarquable à propos des hommes et des femmes qui ont été pris dans le filet de Saïed, c’est qu’ils présentent un large éventail d’agendas et d’idéologies : libéral laïc, gauchiste et islamiste. Parmi eux, Noureddine Bhiri, un haut responsable d’Ennahdha; Abdelhamid Jelassi, un ancien leader d’Ennahdha qui a quitté le parti l’année dernière; Noureddine Boutar, libéral laïc de centre-gauche et directeur général de l’influente radio privée Mosaïque FM; Kamel Eltaief, homme d’affaires de premier plan étroitement lié à l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali; Khayam Turki, un homme d’affaires libéral dont le grand péché semble avoir été ses efforts pour favoriser un dialogue islamo-laïc; Lazhar Akremi, un éminent avocat; Sayed Ferjani, un ancien dirigeant d’Ennahdha ; Chaima Issa, une éminente militante et dirigeante du Front de salut national; et Jaouhar Ben Mbarek, qui a joué un rôle très visible sur le front dès ses débuts.
La loi tunisienne permet au gouvernement d’emprisonner ces personnes jusqu’à un an sans passer en jugement ni même déposer une mise en accusation formelle. Plusieurs d’entre eux sont accusés de complot contre la sûreté de l’État, ce qui est un crime capital. Leur arrestation faisait suite à de vagues accusations du président et à des campagnes médiatiques qui, dans certains cas, duraient depuis des mois.
L’UGTT donduira-t-elle l’opposition ?
Maintenant que Saïed a montré qu’il est un autocrate de l’égalité des chances, quelle chance y a-t-il que ce conflit avec ses adversaires déclenche le genre d’opposition de masse qui pourrait l’obliger à revenir sur son projet autoritaire? L’expansion du cercle de répression du régime a peut-être finalement concentré l’esprit des dirigeants de l’opposition sur le besoin d’unité. Mais cela est arrivé très tard, et dans le tourbillon d’un système émergent qui laisse encore les militants politiques vétérans – ainsi que la plupart des groupes de la société civile tunisienne – isolés de la base plus large qu’ils doivent galvaniser.
L’UGTT reste la seule organisation qui dispose du réseau national nécessaire pour mobiliser la résistance. Ses dirigeants – et Taboubi en particulier – ont passé l’année dernière dans une position d’observation, une posture qui s’est avérée non seulement inconfortable mais aussi inefficace. Pourtant, l’éclatement des protestations menées par les sections locales de l’UGTT à Sfax et dans sept autres villes le 18 février suggère que le syndicat pourrait désormais être disposé à s’attaquer à Saïed de manière plus énergique. Et l’expulsion par le gouvernement d’Esther Lynch, la secrétaire générale irlandaise de la Confédération européenne des syndicats qui s’était jointe aux manifestations de Sfax dans un acte de solidarité, signale que Saïed est déterminé à éviter une telle confrontation. Le syndicat a promis de nouvelles manifestations à Tunis même, mais il reste à voir si Taboubi suivra ou utilisera plutôt la menace de grèves pour négocier une sorte d’entente avec le régime.
Cependant, il convient de noter que ce sont les grèves à Sfax en janvier 2011 qui ont incité les dirigeants nationaux du syndicat à finalement rejoindre la révolution du jasmin en Tunisie. Une dynamique similaire pourrait maintenant être en cours et pourrait même s’intensifier avec la décision attendue du conseil d’administration du Fonds monétaire international d’approuver un plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars.
Ayant rejeté à deux reprises les mesures d’austérité prévues par ce plan, et face à l’obstination implacable de Saïed, Taboubi subira une énorme pression pour démontrer à la base syndicale – et à l’opposition politique – qu’il est désormais prêt pour le genre d’affrontement avec Saïed qu’il a longtemps évité. Et pourtant, si Saïed offre des concessions sur le front économique – et si le FMI décide de vivre avec un tel scénario plutôt que de voir l’accord s’effondrer – Taboubi pourrait pousser à la conciliation plutôt qu’à la confrontation. Cette possibilité a été évoquée lors de sa rencontre du 3 janvier avec la Première ministre tunisienne Najla Bouden, qui a souligné «la nécessité de prendre en considération l’intérêt général du pays». C(était, bien sûr, avant que Saïed ne prenne des mesures que les dirigeants de l’UGTT ont assimilées à une déclaration de guerre.
Stratégie américaine : trop peu, trop tard
S’appuyant sur des mots plutôt que sur des actes, la réponse tiède de l’administration Biden à Saïed a été notée par de nombreux observateurs. Il est clair que les critiques du porte-parole officiel du Département d’État, et même du secrétaire d’État Antony Blinken, n’ont pas incité Saïed à reculer. Mais pour avoir un effet réel, les États-Unis doivent forger une stratégie multidimensionnelle adaptée à un projet autoritaire devenu complexe, étrangement cohérent et systématique. Le populisme de Saïed a jusqu’à présent empêché le type de mouvement de masse qui pourrait obliger les partenaires américains et européens à envisager une telle stratégie.
De plus, les voisins arabes proches et lointains de la Tunisie, y compris les États du Golfe, soutiennent Saïed et pourraient même offrir un financement si le FMI renonce à l’accord ou tente de l’utiliser comme levier pour mettre fin aux assauts de Saïed contre l’opposition.
Dans le contexte d’un système de sécurité régionale auquel les États-Unis sont fermement attachés, il est peu probable que la Maison Blanche fasse bouger le bateau en réduisant, et encore moins en supprimant son financement militaire. Au contraire, la Tunisie s’inscrit désormais dans le paradigme réaliste qui encadre actuellement la politique américaine au Moyen-Orient.
En ce qui concerne la Tunisie, cette approche peut finalement rendre le pays moins stable que plus stable. Il est difficile de voir comment le pays s’attaquera à ses difficultés économiques sans que le gouvernement n’obtienne un consensus avec les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et les responsables syndicaux. Et les investisseurs étrangers, très nerveux face aux perspectives d’une plus grande instabilité, peuvent se retirer ou ne pas poursuivre d’éventuelles nouvelles opportunités.
Comme l’illustrent les commentaires caustiques de Saïed sur les immigrants africains, une politique de paranoïa et d’insinuations peut également déclencher des conflits internes indépendants de sa volonté. Enfin, entraîner l’armée dans la mécanique de la répression interne pourrait saper sa capacité à mener à bien sa mission principale qui est de sécuriser les frontières et de protéger la Tunisie des menaces étrangères. Mais malgré tous ces nombreux risques, il prévaut d’une manière que peu avaient anticipée. Quelle que soit la stratégie que les États-Unis et leurs alliés pourraient maintenant envisager, cela s’avérera probablement trop peu, trop tard.**
Traduit de l’américain.
* Chercheur boursier principal non résident à l’Arab Center Washington DC.
Source : Arab Center Washington DC.
** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
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