La série télévisée ‘‘Fallouja’’, diffusée depuis le début de Ramadan par la chaîne El-Hiwar Ettounsi, ne prétend pas combattre la drogue ou trouver des solutions à l’enseignement public. Ce n’est qu’un projet financier qui aux heures de grande écoute assurées par les habitudes du Ramadan prétend faire de l’audimat. Mais l’Etat a-t-il le droit, comme il en a exprimé l’intention, d’interdire à une chaîne commerciale de faire des bénéfices aux heures de grande écoute ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Fallouja est une ville en Irak qui quelques années après l’invasion de l’armée américaine de ce pays en 2003 s’était soulevée contre l’occupant, et plus précisément contre les exactions commises par les membres d’une milice privée américaine appelée Black Water et dont l’armée américaine louait les services au prix fort pour assurer certaines missions qu’elle ne voulait pas assumer, comme par exemple patrouiller dans les territoires hostiles.
Une ville martyre
En effet, en Amérique, en plus de la gestion et l’administration des prisons, même la guerre est sous-traitée par des sociétés privées avec deux avantages déterminants aux yeux du gouvernement fédéral de Washington : être moins comptable en vies humaines américaines aux yeux de l’opinion publique, et moins responsable des agissements de mercenaires non bridés par des règlements et lois comme le sont les militaires. Et en ce sens, Black Water a réellement instauré un régime de terreur dans la ville occupée au point de susciter de puissants mouvements de résistance armée se mouvant dans la population comme des poissons dans l’eau et infligeant aux envahisseurs des pertes humaines et matérielles de plus en plus importantes au point de leur interdire l’accès à la plus grande partie de la ville.
Entre attentats et représailles, la spirale de violence atteignit un sommet lorsque des membres de cette milice furent capturés, exécutés, et leurs corps mutilés exposés bien en vue des soldats américains.
Les autorités militaires américaines se devaient de réagir contre ceux qu’elles considéraient comme des terroristes, et le firent. Avant l’assaut massif, des soldats yankees postés à l’entrée de la ville jouèrent le fameux morceau de trompette mexicain appelé le Deguello (l’égorgement), immortalisé par la bataille d’Alamos entre les insurgés texans et les forces mexicaines quand il fut joué par ces dernières, annonçant qu’elles ne feraient pas de quartier. Ce qui suivit fut à la hauteur des méthodes employées par toutes les armées coloniales du monde pour réduire la résistance des populations occupées.
On ignore le nombre de morts et de blessés dans la population civile, mais après plusieurs jours d’opérations militaires, la plus grande partie de la ville avait été détruite. Et Fallouja fut depuis lors célébrée comme une ville martyre, par de nombreux Irakiens de toutes les communautés, ceux pour qui le sentiment national prime encore sur le sectarisme.
Du bon et du mauvais
Ce rappel était donc nécessaire et de prime abord, pour en revenir à la série télévisée tunisienne éponyme réalisée par Saoussen Jemli, et dont le titre semble excessif.
Nous avons affaire à des lycéens bien habillés, bien logés, bien nourris, dont l’un aurait mérité de jouer dans ‘‘Prison Break’’.
Ces lycéens-là sont acculturés, ils pourraient tout aussi bien être à Buenos Aires, à Madrid, ou à Londres. Le marché a en effet ses exigences et l’un en est de ressembler à un visage connu.
A côté de cela, il y a le cadre enseignant. La professeure, esthétique et moderne jusqu’au bout des ongles, semble totalement désinhibée relativement à sa féminité, et être néanmoins dotée d’un grand cœur. La proviseure, animée de bonnes intentions, à moins qu’il ne s’agisse de la crainte d’avoir des problèmes, n’a pas de prises sur la réalité. Un des parents, hasard ou pas, ressemble à Ciro, le personnage principal de Gomorrah.
Les mères semblent avoir été épargnées par notre producteur, elles semblent reproduire l’image traditionnelle de la femme tunisienne, soumise à son mari, émotive, mais dissimulatrice et d’une certaine manière complice quand il s’agit de protéger ses enfants de la colère du conjoint.
Les adolescents comme partout ont constitué dans le lycée une hiérarchie basée sur la force physique et la prétention, les bons élèves sont toujours en butte à la jalousie de leurs condisciples qui se manifeste par des actes de méchanceté gratuite. Comme chez tout humain, il y a du bon et du mauvais. Ces élèves sont-ils représentatifs ? Non si on en juge par les milieux sociaux dont ils sont issus dans la série. C’est oublier que dans les banlieues défavorisées, les villages et les endroits les plus reculés, l’internet est accessible pour remodeler les habitudes. Les jeunes filles rurales qui viennent travailler en ville adoptent le piercing et se font tatouer.
Le masque qui dissimule
Le personnage le plus représentatif de l’esprit de ce feuilleton, c’est évidemment le dealer qui a le look d’un moine bouddhiste Zen. Le chignon et la barbe imposent normalement une hygiène dont on peut supposer que rares sont ceux qui s’y astreignent, en particulier dans les pays chauds. Mais ce look n’implique aucune sagesse orientale. C’est juste le masque qui dissimule le visage de la dernière vague de la société de consommation qui en son temps avait déjà phagocyté à son profit la mode punk et beatnik, celle qui définit les formes de la contestation et se transmet par le biais de l’internet en imposant partout dans le monde des normes physiques, vestimentaires, culinaires, comportementales, uniques, qui nivellent les cultures locales, renvoyées au rang de rebuts du passé, dans la recherche du bénéfice financier.
Or ce feuilleton ne prétend pas combattre la drogue ou trouver des solutions à l’enseignement public, même si on lui a accordé le droit de tourner dans un de ses lycées; il n’a pas abordé la grève des professeurs et l’un des personnages a même conseillé à son interlocuteur de placer son enfant dans un lycée privé s’il voulait éviter les problèmes. Il ne prétend pas non plus rechercher un compromis entre la modernité conquérante et le respect de sa culture d’origine. Ce n’est qu’un projet financier qui aux heures de grande écoute assurées par les habitudes du Ramadan prétend faire de l’audimat, et que les télévisions projettent pour augmenter leurs droits publicitaires.
C’est le Ramadan investi par les marchands, et rien que cela. Ce n’est qu’une conséquence de la libéralisation de la télévision, et nul ne peut interdire à une chaîne commerciale de faire des bénéfices aux heures de grande écoute, pas même l’Etat, signataire d’accords internationaux contraignants, et qui ne le peut pas plus qu’aux cliniques.
D’ailleurs, pourquoi serait-il plus scandaleux de faire des bénéfices ainsi qu’en ouvrant des boîtes pour remporter le jackpot? Il reste le titre de ‘‘Fallouja’’, qui vient comme un cheveu dans la soupe, quand il ne s’agit même pas de Medellin. Peut-être annonce-t-il le bain de sang qui se prépare mais qu’on peine à imaginer aussi meurtrier que le bombardement d’une ville. Peut-être ne s’agit-il que d’un titre aguicheur pour racoler les téléspectateurs naïfs comme moi qui dérogent ainsi à une habitude instaurée depuis plusieurs décennies, celle de ne pas suivre un feuilleton tunisien. Peut-être s’agit-il du dernier bateau de l’US Navy baptisé ainsi en souvenir de la «victoire» remportée. Nous mener en bateau? C’est encore trop tôt pour le dire.
Mais si, contre les lois en vigueur, l’éducation nationale veut maintenant interdire la diffusion de ce feuilleton, pourquoi en a-t-elle permis le tournage dans un de ses établissements? C’est encore l’une des stratégies des politiques de jouer aux prestidigitateurs afin de détourner l’attention du public et l’occuper par ce que fait la main droite afin qu’il ignore la gauche. En ce sens, cette «polémique» aurait ce qui la justifierait.
* Médecin de libre pratique.
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