A la suite de l’attaque terroriste de Djerba, nous devons admettre que l’atmosphère générale en Tunisie est alourdie par le dogmatisme identitaire distillé dans la société par les panislamistes et les panarabistes, et qui a même gagné les esprits de certains soi-disant démocrates et progressistes, qui font souvent l’amalgame entre juifs et sionistes Israéliens. (Illustration : juifs priant à la synagogue de la Ghriba à Djerba).
Par Mounir Chebil *
Il y eut 9 morts, dont l’auteur de l’attaque, et 9 blessés lors de l’attentat terroriste contre la synagogue de la Ghriba à Djerba le 9 mai 2023, lors des célébrations de Lag Ba’Omer auxquelles ont assisté des milliers de juifs venus de divers pays.
Cet attentat terroriste est en apparence le fait d’un loup solitaire dont la ferveur jihadiste s’est muée en folie meurtrière. Mais, au fond, il dénote d’un état d’esprit rétrograde que les condamnations officielles et les déclarations de circonstance ne peuvent éluder.
Mes propos ne s’adressent nullement aux mases populaires qui ne sont généralement pas animées par des ressentiments antisémites, d’autant qu’elles sont préoccupées par leurs difficultés économiques. Après tout, ce ne sont pas les juifs qui les exploitent ou les oppriment pour qu’ils montrent de l’hostilité à leur encontre. Même du temps où la communauté juive était plus ou moins importante en Tunisie, Tunisiens musulmans et Tunisiens juifs cohabitaient ensemble sans trop de problèmes. En général, la Tunisie, tout au long de son histoire, n’a pas enregistré d’incidents majeurs entre citoyens de confessions juive et musulmane.
Confusion dans les esprits
C’est au sein de la petite bourgeoisie intellectuelle versée dans le militantisme politique que s’est développée ces dernières décennies la stigmatisation des juifs sur fond d’amalgame entre les juifs tunisiens et les sionistes israéliens, coupables d’exactions contre les Palestiniens. Cela a commencé avec les nationalistes arabes en général et les Baathistes en particulier, qui ont contaminé certaines mouvances de gauche, dont les condamnations des crimes sionistes expriment en filigrane une hostilité à l’encontre des juifs. Ce sont ensuite les Frères musulmans qui ont répandu de manière insidieuse la haine religieuse et le terrorisme, mais ils n’ont pas été suivis dans cette dérive par la grande majorité des Tunisiens.
Il faut souligner aussi que les principes universels des droits de l’homme qui supposent l’adhésion à certaines valeurs, comme l’ouverture, la tolérance et le refus de toute ségrégation, n’ont pas été bien intégrés dans le monde arabo-musulman où le doctrinaire dogmatique Mohamed Abdelwahab a réussi à barrer la route aux philosophes des lumières, ses contemporains européens. C’est pourquoi les principes de la non-discrimination sont-ils restés confus dans l’esprit de beaucoup de ceux qui, chez nous, se prétendent progressistes. C’est ce qui explique aussi que le projet de loi sur l’égalité dans l’héritage proposé par feu Béji Caïd Essebsi n’a pas suscité l’enthousiasme.
Pour les régimes en place même du temps de Ben Ali, la tolérance envers les juifs n’est mise en exergue que lors du pèlerinage de la Ghriba, souvent présenté comme une vitrine entretenue à des fins de promotion touristique. C’est pourquoi, la principale préoccupation des officiels tunisiens suite à l’attentat de la Ghriba portait sur les impacts qu’il pourrait avoir sur la suite de la saison touristique. Les autorités parlent de «crime» plutôt que d’attaque terroriste. Et ne veulent pas admettre que son auteur, policier de son état, était mu par des sentiments antisémites. Et ce pour ne pas perturber le cours des réservations touristiques sur lesquelles elles ont bâti beaucoup d’espoir, au moment où les négociations d’un nouveau prêt du FMI font du surplace.
En principe, un hommage officiel aurait dû être organisé à la mémoire des victimes juives et musulmanes ne fut-ce que pour conforter les membres de la minorité juive dans leur citoyenneté tunisienne. On a plutôt cherché à minimiser l’impact de l’attaque. Puisque, à l’occasion de cet événement tragique, le chef de l’Etat a cru devoir mettre en avant son rejet de la normalisation avec Israël et son attachement à la défense de la cause palestinienne, établissant ainsi, directement ou indirectement, un lien entre l’attaque de la Ghriba et les attaques israéliennes contre les Palestiniens. Difficile d’être plus maladroit, en induisant davantage de confusion dans les esprits des uns et des autres.
En ces tristes moments, il aurait fallu le courage de Habib Bourguiba qui a déclaré haut et fort dans le contexte de la guerre israélo-arabe de 1967, où la judéophobie battait son plein dans les pays arabes, que les juifs tunisiens étaient aussi ses enfants et que l’Etat est celui de tous les Tunisiens sans distinction de race ou de religion. Il ne s’agissait pas pour lui d’une simple tolérance envers les juifs tunisiens. Il était question d’affirmer haut et fort le droit inaliénable de tous les Tunisiens à la citoyenneté pleine et entière.
La judéophobie au quotidien
Si vraiment la position officielle était sincère envers les juifs tunisiens, la question qui se pose est de savoir qu’avons-nous fait pour renouer avec les juifs tunisiens installés à l’étranger pour les encourager à venir entreprendre et investir en Tunisie ? A-t-on d’ailleurs la volonté d’octroyer la nationalité tunisienne aux descendants des Israélites tunisiens qui le demandent ?
Il faut admettre qu’en Tunisie, l’atmosphère générale est alourdie par le dogmatisme identitaire, qu’il s’agisse de panislamisme ou du panarabisme, qui ont même gagné les esprits de certains soi-disant démocrates et progressistes, d’où cet amalgame entre Israéliens sionistes et juifs.
Cela s’est manifesté par les attaques dont a fait l’objet René Trabelsi lorsqu’il a été nommé ministre du Tourisme, rien que parce qu’il était juif.
Plus récemment, la sanction prononcée par le Conseil scientifique de la Faculté des lettres de Tunis, contre l’ancien doyen de cet établissement universitaire, l’historien Habib Kazdaghli, accusé de normalisation avec l’Etat d’Israël pour avoir donné son accord pour participer à un colloque scientifique à Paris sur l’histoire des juifs en Tunisie, dont il est l’un des spécialistes, où des historiens israéliens étaient également invités.
Le dernier scandale en date est celui survenu plus récemment encore à Monastir, lorsque, 24 heures seulement après l’attentat de la Ghriba, une journée scientifique en hommage à l’architecte de renommée internationale Clément Cacoub, Tunisien de confession juive, a été officiellement et inexplicablement annulée. Des étudiants et des architectes venus à cette manifestation scientifique ont été priés de rebrousser chemin.
Rappelons que c’est Clément Cacoub qui a conçu le palais présidentiel de Carthage ainsi que plusieurs hôtels dans le pays. Il a eu le mérite de moderniser l’architecture en Tunisie en l’enracinant dans son patrimoine arabo-andalous. Cette décision, dont la mesquinerie le dispute à l’ignorance, n’a suscité aucune réaction, ni de la part des officiels régionaux et nationaux ni de celle de l’élite prétendument démocrate et progressiste. Et c’est tout dire…
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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