Le risque de défaut sur la dette américaine devrait inciter les dirigeants des institutions bancaires et financières africaines à se préparer à la survenance d’un tel risque. En effet, en cas de faillite bancaire résultant de manquement à la sauvegarde des avoirs de la banque, ils pourraient être poursuivis en justice par les créanciers ou les actionnaires pour négligence, mauvaise gestion ou faute professionnelle.
Par Yahya Ould Amar *
Le plafond de la dette des Etats-Unis, autorisé par le Congrès américain, a été atteint. Sans accord entre le Congrès et Joe Biden sur un relèvement du plafond de la dette à plus de 31400 milliards USD, le monde pourrait entrer à partir du 1er juin 2023 dans une période de défaut sur la dette américaine et donc subir une crise financière internationale violente. La secrétaire d’Etat au Trésor Janet Yellen a averti qu’à partir de cette date, sans autorisation d’emprunts, «les Etats-Unis n’auront pas assez d’argent pour remplir toutes leurs obligations financières».
Deux pays au monde, les Etats-Unis et le Danemark, ont des lois limitant le montant de la dette publique.
Aux Etats-Unis, nul ne paiera un impôt ou une taxe, si cela n’a pas été autorisé par le législateur. L’article premier, section 8, de la constitution des Etats-Unis stipule : «Le Congrès aura le pouvoir : de lever et de percevoir des taxes, droits, impôts et excises, de payer les dettes…».
«In Debt We Trust»
Le Congrès exerce une surveillance et une supervision sur le Trésor des États-Unis, à travers deux de ses comités et leurs pouvoirs de tenir des audiences, de demander des rapports et d’interroger les responsables du Trésor. Ces comités jouent un rôle essentiel dans l’examen des politiques fiscales, des budgets et des opérations du Trésor.
C’est également au Congrès que la Federal Reserve (banque centrale américaine) rend compte, puisque la Constitution des Etats-Unis a confié au législateur le pouvoir «de frapper la monnaie et d’en fixer la valeur». L’autorité monétaire est seulement déléguée par le Congrès.
Aujourd’hui le Congrès qui avait estampillé sur le billet de 1 dollar : «In God We Trust» («En Dieu nous croyons») ne semble plus confiant sur le niveau de la dette, pourtant résultat de la gestion de plusieurs gouvernements américains et d’autorisations successives de relèvement du plafond de cette dette par ce même Congrès… qui semblait avoir changé son slogan par «En la dette nous croyons».
Avant 1917, le Trésor devait demander l’autorisation au législateur à chaque émission de dette. Afin de lui faciliter ses financements le Congrès avait voté un plafond de la dette. Celui-ci a été relevé environ 80 fois depuis 1960.
Eu égard au poids du dollar dans les échanges internationaux, à la taille de l’économie américaine, à la récession qui menace l’économie mondiale et aux conséquences dévastatrices d’un défaut sur la dette américaine, tous les acteurs dans le monde espèrent qu’un accord sera trouvé sur le plafond de cette dette, avant qu’il ne soit trop tard.
L’espoir n’étant pas une stratégie, la plupart des grandes banques internationales et des banques centrales ont déjà préparé des plans pour faire face à un éventuel défaut sur la dette américaine.
Ce bras de fer entre Biden et le républicain McCarthy est une leçon particulièrement importante pour le monde. Il montre la fragilité du système financier international puisque des politiques pourraient utiliser les marchés et l’économie mondiale comme monnaie d’échange dans un désaccord purement idéologique.
Risques pesant sur l’économie mondiale
Les conséquences de ce défaut sur l’économie mondiale seraient catastrophiques :
- un effondrement des marchés financiers mondiaux. Les investisseurs perdraient confiance et chercheraient à vendre à tout prix leurs obligations américaines et les actifs libellés en USD, entraînant une chute généralisée des bourses;
- une augmentation des taux d’intérêt car les investisseurs exigeraient des rendements plus élevés pour compenser le risque accru. Pour les Etats-Unis, cela affecterait non seulement les coûts d’emprunt du gouvernement, mais aussi les taux hypothécaires, les prêts aux entreprises et les taux de crédit à la consommation. Les emprunteurs, qu’il s’agisse de particuliers ou d’entreprises, auraient plus de difficultés à accéder au crédit, ce qui freinerait les investissements, la consommation et donc l’activité économique;
- une dépréciation du dollar américain conséquence de la perte de confiance dans la monnaie américaine. Les investisseurs vendraient massivement le dollar et chercheraient d’autres devises entrainant une volatilité accrue de celles-ci, une guerre des devises et une instabilité monétaire généralisée. Cela augmenterait le coût des importations américaines et conduirait à une inflation plus élevée et un pouvoir d’achat réduit pour les consommateurs américains;
- une crise de liquidité, les institutions financières qui détiennent des obligations américaines perdraient une part importante de la valeur de leurs actifs. Cela pourrait les conduire à la faillite en cas de pertes élevées, elles ne pourraient pas aussi obtenir facilement des fonds, en donnant en garantie des «obligations américaines décotées», afin d’honorer leurs engagements. Cela pourrait par contagion mettre en péril le système financier mondial, entraînant notamment une crise bancaire et une contraction du crédit, affectant ainsi les entreprises et les ménages qui dépendent de financements pour leurs besoins;
- une contagion à d’autres dettes souveraines via une augmentation du risque perçu sur celles-ci. Les investisseurs pourraient craindre que d’autres pays ne puissent pas rembourser leurs dettes, ce qui se traduirait par une hausse des taux d’intérêt exigés pour ces obligations. Cela pourrait aggraver la situation financière de certaines grandes économies comme le Japon, l’Italie… et entraîner une crise de la dette souveraine à l’échelle mondiale;
- une récession mondiale profonde, conséquence de l’effondrement des marchés financiers, de la crise de liquidité et de la contagion à d’autres dettes souveraines. La baisse de la confiance des consommateurs et des entreprises, combinée à une contraction du crédit, entraînerait une baisse de la demande, une diminution des investissements et une augmentation du chômage à l’échelle mondiale;
- des tensions politiques et économiques accrues entre les États-Unis et leurs créanciers étrangers. Cela pourrait également affecter la confiance des marchés dans la capacité des États-Unis à remplir leurs engagements internationaux, ce qui pourrait remettre en question leur position de leader mondial.
Cependant il faut relativiser ces prévisions alarmistes, en espérant qu’elles seraient évitées.
Première économie mondiale
L’économie américaine est solide. Le désaccord sur le plafond de la dette est purement politique.
De façon générale, il n’y a pas de consensus dans le monde sur la mesure de l’endettement d’un pays. Aux États-Unis, par exemple, la dette inclut les intérêts payables. Ce qui représente, en appliquant la méthode européenne, une différence de plus de vingt mille milliards de dollars ! Au Canada, les engagements futurs relatifs aux régimes de retraites sont comptabilisés dans la dette publique.
Les Etats-Unis sont financièrement solvables avec un compte courant soutenable. Plus précisément, les excédents primaires anticipés par l’administration Biden permettraient de faire face au coût du service de la dette.
Aussi, les Etats-Unis n’ont aucune difficulté pour se faire financer sur le marché. Les émissions du Trésor américain sont considérées sans risque et détenues par les investisseurs, en partie, pour cette raison. Et dans l’absolu, tant qu’un pays peut se faire financer sur le marché, il peut rembourser ses dettes (roulement de dette : par émission d’une nouvelle dette pour rembourser celle qui arrive à échéance, puisqu’un État a une durée de vie «infinie»… une cavalerie mondialement impunie).
Certes, il n’est pas imaginable qu’un endettement puisse être sans limite. Le niveau de la dette américaine reste préoccupant, comme ceux de nombreux pays développés, et sa réduction à moyen, long termes est bien nécessaire, mais il ne crée pas actuellement une défiance des investisseurs dans l’efficacité, la stabilité et la prévisibilité de l’élaboration des politiques américaines.
Scénarii probables
Il est difficile d’imaginer que le Congrès soit suffisamment irresponsable pour ne pas relever le plafond de la dette ou le suspendre, au moins temporairement, pour éviter le défaut, en permettant une prorogation des négociations entre les républicains et l’administration Biden.
L’absence de compromis obligerait le Trésor américain à prioriser le paiement des dettes par rapport au paiement des factures courantes (arrêt de versements à plusieurs fonds de retraite, de santé ou d’invalidité pour des agents publics et des anciens militaires…), entraînant de facto une dégradation de la note américaine et une hausse des primes de risque. Cette gymnastique du Trésor, ne pourrait faire éviter, durant les tous prochains mois, le défaut sur les paiements des intérêts de la dette.
Sans accord avec les républicains, Biden pourrait contourner la loi sur le plafond de la dette, en invoquant le 14e amendement de la constitution américaine-Section 4 qui stipule: «la validité de la dette publique des États-Unis, autorisée par la loi… ne sera pas mise en question». Cet amendement avait été adopté après la Guerre de Sécession pour obliger les Etats esclavagistes du Sud à payer les dettes de guerre contractées par les Etats nordistes. Cela déclencherait, selon les juristes, une crise constitutionnelle, mais épargnerait au monde un chaos sans précèdent.
Préparatifs face au risque de défaut
Les avoirs en devises des banques africaines sont généralement déposés auprès de banques étrangères, principalement en Occident. Ceux en dollars sont directement ou indirectement déposés auprès de clearers dollar (participant à la compensation dollar).
Le risque en cas de faillite bancaire de la contrepartie ou de son clearer ou par contagion est la perte de ces avoirs, pouvant entraîner la faillite de l’institution bancaire ou financière africaine.
Lorsqu’une contrepartie est confrontée à des difficultés financières importantes, notamment en raison d’une détérioration de la valeur de ses actifs, d’une incapacité de règlement ou de livraisons d’instruments financiers, de payement d’une créance ou d’une insuffisance de capital, le processus de faillite peut être déclenché. Ce processus peut entraîner une accélération de la faillite ainsi que des prises de garanties par les créanciers.
Conformément aux dispositions du Bankruptcy Code (loi sur les faillites aux Etats-Unis), le déclenchement du processus de faillite d’une banque peut être initié par la banque elle-même ou par des tiers tels que les créanciers…
L’information publique sur le risque de défaut sur la dette américaine devrait inciter les dirigeants des institutions bancaires et financières africaines à se préparer à la survenance d’un tel risque. En effet, en cas de faillite bancaire résultant de manquement à la sauvegarde des avoirs de la banque, ils pourraient être poursuivis en justice par les créanciers ou les actionnaires pour négligence, mauvaise gestion ou faute professionnelle.
Il est essentiel, dès maintenant et durant les trois prochains mois, ce qui laisse peu de temps à d’autres actions, que les banques africaines :
- diversifient leurs actifs en réduisant leur exposition à la dette américaine, aux actifs libellés en USD et au dollar, en augmentant leurs investissements dans d’autres classes d’actifs ou devises de pays moins exposés;
- ne distribuent pas de dividendes pour renforcer leurs fonds propres, idéalement qu’elles puissent procéder sans délai à une émission d’actions;
- restructurent rapidement leurs passifs pour faire face aux pressions de liquidité attendues, ce qui pourrait inclure la renégociation des termes des emprunts, l’allongement des échéances ou la recherche de refinancement auprès d’autres sources de liquidités;
- demandent à leurs associations bancaires de travailler avec leurs banques centrales respectives afin d’élaborer un plan de soutien à la liquidité pour les banques qui seraient impactées par la crise financière attendue. Cela peut inclure des lignes de crédit d’urgence, un assouplissement temporaire des exigences de liquidité et de fonds propres, des injections si nécessaire de liquidités, une mise en place régulière d’opérations d’open market pour leur racheter des actifs, des opérations de prêts à plus long terme, des mesures non conventionnelles visant à maintenir la stabilité financière et à soutenir l’économie ou d’autres formes de soutien financier;
- envisagent, si nécessaire, en fonction des montants de la dette américaine détenue, la couverture du risque de défaut par des instruments dérivés tels que les contrats à terme sur les taux d’intérêt ou les contrats d’assurance sur le crédit (Credit Default Swaps – CDS). Ces instruments permettent de transférer le risque de défaut à un tiers moyennant le paiement d’une prime (pourcentage du nominal à couvrir). Cependant, l’utilisation d’instruments dérivés est complexe et comporte ses propres risques. Quant à la couverture des dépôts en dollars, elle pourrait se faire facilement sur les marchés à terme des devises.
Enfin, ce risque de défaut «intentionnel» sur la dette, s’il se réalise, il coûterait, rien qu’aux Etats-Unis, selon une estimation de Moody’s Analytics, près de 4% environ du PIB, une perte de 6 millions d’emplois et une chute de la richesse des ménages de 15000 milliards de dollars.
Au vue des prévisions des conséquences catastrophiques sur l’économie mondiale, il est incompréhensible qu’il n’y aurait pas d’accord sur le relèvement du plafond de la dette avant la date fatidique. D’autant qu’il n’y a pas d’unanimité sur la mesure de l’endettement d’un pays et qu’il n’y a pas de seuil d’endettement précis au-delà duquel le défaut d’un État devient certain, puisque celui-ci dépend de nombreux paramètres et de la situation économique de chaque pays.
* Economiste, banquier, financier.
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