Un véritable matraquage médiatique et toute une campagne de dénigrement savamment orchestrée a versé sa «haine» sur l’ensemble des habitants de Sfax et la Tunisie entière, suite aux évènements malheureux ayant opposé les immigrants subsahariens illégalement installés et certaines franges de la population locale, voulant les renvoyer chez eux. (Illustration : Tunisiens manifestant contre le racisme. Ph. Mohamed-Messara-EPA-EFE).
Par Moktar Lamari *
Les médias français de tout acabit (Le Monde, Le Point, le Figaro, Libération, etc.) ont tiré à boulets rouges sur la Tunisie et les Tunisiens jugés sans discernement comme des racistes, des xénophobes, des inhumains! Mais, beaucoup de ces médias se limitent aux verbiages d’une rhétorique politisée, sans chiffres, sans statistiques et sans validité objective. Croyez-moi, je vous le dis…
Donneurs de leçons… faiseurs d’opinions
Comme toujours, ces médias sont légion en leçons à donner, pour dire aux Tunisiens quoi faire et ne pas faire. Et surtout, pour sermonner l’autre : «faites ce qu’on dit et pas ce qu’on fait», notamment en ces jours symptomatiques de «racisme systémique» qui ronge au vu et au su de tout le monde l’appareil policier (et judiciaire) de l’État français.
Beaucoup de politique politicienne, beaucoup d’émotions et peu de chiffres pour étayer le discours, pour comparer et pour prendre la véritable température des tensions et phénomènes analysés.
Certes, les médias internationaux et les associations humanitaires n’ont pas tort en formulant des critiques acerbes à l’égard de certains traitements «inhumains» réservés aux émigrants subsahariens réfugiés à Sfax-Tunisie (comme à Paris, ou à New York). Mais, il faut le faire avec des chiffres qui relativisent les analyses et qui leur donnent de la crédibilité. Il faut considérer aussi les données aberrantes dans ces observations qui s’écartent de la moyenne (statistique).
Il est vrai aussi que les scènes filmées montrent à quel point le discours du Tunisien moyen peut aussi prendre des tangentes anti-étranger et anti-migrant. À se demander si le Tunisien moyen n’est pas un xénophobe qui s’ignore ?
Allant au-delà de ce matraquage médiatique et constats très négatifs pour une Tunisie-Terre-d’Accueil, très néfaste pour le branding d’une Tunisie moderne et «démocratique», nous ferons parler les chiffres et les données de sondages et pas les émotions.
Je le ferai en toute objectivité, pour dépassionner le débat et probablement des pistes pour inverser la vapeur et agir pour se débarrasser des préjugés et réflexes surannés, parce qu’issus des tensions tribales, coloniales, régionales, raciales, etc.
L’étranger, le «barrani» indigne de confiance?
On utilise les données de sondage régulièrement produit par le World Value survey (7e vague 2021-2022). Ce sondage est administré régulièrement auprès de 1200 Tunisiens et Tunisiennes (marge d’erreur 2,3%, 19 fois sur 20), à partir de questionnaires conçus et financés par des universités et universitaires américains. Des comparaisons sont aussi faites à partir des mêmes données (même questionnaire et même méthodologie) pour des pays arabes comparables à la Tunisie (Maroc, Libye, Liban). Les données de ce sondage sont utilisées par les chercheurs, comme par les services de renseignements internationaux pour comprendre les normes, les valeurs et les attitudes culturelles des sociétés.
Mais d’abord, quelques clarifications terminologiques. Dans le discours populaire, les Tunisiens qualifient de «barrani» ou étranger, toute personne non-tunisienne, par sa nationalité, son appartenance et son apparence (langue parlée, façon de s’habiller, de vivre en société).
L’étranger est opposé au national dans l’inconscient collectif et dans les textes de loi régissant les droits, l’accessibilité aux services publics et à la propriété, entre autres. Les textes législatifs régissant le statut d’étranger en Tunisie sont tous inspirés de la législation française (1940-1980), même si cette dernière a énormément évolué, depuis la création de l’Union européenne et la fusion progressive des États-nations dans un ensemble plus large fondé sur l’européanité comme entité géopolitique et économique.
Dans les livres français, on a toujours décrit les Indigènes, ces Africains, Subsahariens, méchants, sales et «sauvages». Ces mêmes livres ont semé les graines de la discrimination, de la haine et du racisme qui déchirent les sociétés et anciennes colonies françaises.
L’étranger, comme souffre-douleur !
Les données du sondage de WVS (2022) montrent que
- deux Tunisiens-es sur trois (67%) ne font pas confiance aux étrangers (pas suffisamment ou pas du tout confiance);
- 3% font totalement confiance aux étrangers;
- 30% font peu confiance aux étrangers.
Ces chiffres sont certes préoccupants et expliquent largement les tensions récentes avec les immigrants subsahariens et qui se trouvent au cœur des comportements hostiles à l’égard de ces communautés africaines qui ont fui leur pays pour s’installer ailleurs, espérant rejoindre l’Europe par tous les moyens.
En revanche, la Tunisie ne se distingue pas vraiment des pays arabes similaires. La proportion des répondants ne faisant pas suffisamment ou pas du tout confiance aux étrangers concerne 63% des répondants au Liban, 70% au Maroc et 66% en Libye.
Un problème socioculturel serait en cause. Le niveau d’éducation, le niveau d’ouverture à la modernité et le niveau de vie conditionnent ces attitudes bien ancrées dans l’histoire des sociétés arabo-musulmanes. Tout indique que les médias et l’école ne font pas assez pour éduquer le citoyen et l’amener à faire confiance envers l’étranger.
En revanche, cet état de fait est exploité politiquement par les populistes, par islamistes, les nationalistes arabes et autres partis conservateurs qui entretiennent un discours xénophobe, et pas nécessairement raciste, au sens des conventions internationales.
Cet état d’esprit ne facilite pas les échanges économiques et ne fait qu’augmenter les coûts de transactions liés. L’insertion dans les tendances mondiales en matière de globalisation se trouve de facto handicapée par cette méfiance et cette inconfiance envers l’étranger, au sens large du terme.
Ambivalence, face au phénomène migratoire
Hommes, femmes et enfants, les Tunisiens se jettent par centaines en mer pour émigrer et rejoindre l’Europe. La crise économique, l’instabilité politique et la décrépitude des services publics seraient en cause dans cet Exodus. Un Tunisien sur deux souhaite quitter le pays, pour une vie meilleure.
En même temps, ce même Tunisien se sent plutôt un opposant aux immigrants qui veulent s’installer en Tunisie, eux aussi pour des raisons politiques, économiques et de plus en plus climatiques…
La Tunisie compte presque 1,7 million d’émigrants (BCT, 2022), ayant choisi de s’expatrier en Europe, et de plus en plus au Canada. Et l’Exodus concerne tous les milieux sociaux, pas seulement les pauvres, mais aussi les plus aisés des aisés.
La même base de données (WVS, 2021-2022) procure plusieurs enseignements et réponses relativement aux perceptions des Tunisiens des avantages et des inconvénients associés à l’immigration de personnes d’autres pays et leur présence sur le territoire tunisien.
Cinq indicateurs illustrent l’ambivalence tunisienne face aux flux migratoires qui ont convergé vers la Tunisie, et toutes ses régions, ces dernières années.
- Presque un Tunisien sur deux (47% des répondants) pense que l’immigration actuelle est utile, elle apporte des solutions aux tensions (pénurie) du marché de travail en Tunisie. Cet élément porte à croire que le marché du travail, dans les villes et régions les plus prospères, est à la recherche de cette main-d’œuvre immigrante plus flexible et pas syndiqués de facto. Pas pour rien que les immigrants subsahariens se concentrent à Sfax, à Djerba et autres banlieues cossues.
- Ce ratio est de 54% au Liban, 51% au Maroc. L’opinion publique de ces deux pays parait relativement plus ouverte que l’opinion publique tunisienne au regard de l’employabilité et l’utilité économique des populations émigrantes.
- Sur le plan culturel, 7 Tunisiens sur 10 pensent que les immigrants en Tunisie améliorent la diversité et la richesse culturelles dans le pays. Les festivals, la musique populaire, les milieux des arts en Tunisie profitent de cette diversité et effervescence. Dans le sud de la Tunisie, les empreintes de l’art africain font partie des rituels et des festivités collectives de la Tunisie, depuis des temps immémoriaux.
Ce ratio est bien plus faible que celui observé au Maroc, où trois personnes sur quatre (75%) déclarent que l’immigration africaine constitue un précieux atout cultuel. Le Liban fait moins bien que la Tunisie avec seulement 56% de la population qui pense que l’immigration est bénéfique à la culture, dans ses diverses dimensions.
- Le sondage WVS met aussi en lien l’immigration et la criminalité. Et comme partout ailleurs, on craint que l’immigrant véhicule des velléités criminelles ou comportementales déviantes au regard des us et coutumes. En Tunisie, le sondage soutient que 3 répondants sur cinq (60%) sont d’avis que l’immigration est susceptible d’augmenter la criminalité.
- Ce ratio passe à 80% pour la Libye et 71% pour le Liban. Le Maroc contraste avec le reste, avec seulement 48% des répondants qui pensent que l’immigration rime avec criminalité et déviance.
Ces différents indicateurs statistiques ne montrent pas que le Tunisien moyen est plus raciste, ou plus xénophobe que le citoyen moyen au Maroc ou au Liban, par exemple. Les médias français doivent étayer davantage leurs constats et procurer plus de chiffres crédibles, plutôt que des constats largement subjectifs et pas suffisamment informatifs.
En revanche, la question migratoire en Tunisie nécessite un travail de fond de la part de l’État, des services publics et surtout des médias. Ici aussi, on doit utiliser plus de données probantes, des indicateurs et des statistiques crédibles (actualisées) et pas se limiter à un narratif dévastateur pour l’opinion publique et le branding de la Tunisie dans le monde, et notamment en Afrique.
Il n’est pas normal que la Tunisie ne dispose pas encore d’une statistique fiable et à jour sur les effectifs et les origines des immigrants présents sur le sol tunisien. C’est juste impensable qu’on gère ce dossier au pifomètre, sans chiffres et sans data.
* Economiste universitaire.
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