Les aléas climatiques et l’échec des politiques agricoles ont fortement lésé les agriculteurs en Tunisie, notamment les éleveurs qui se sont trouvés confrontés à la rareté des ressources en eau et à la cherté des prix des fourrages.
C’est ce qu’a indiqué le directeur de l’Unité de production animale au sein de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), Mnawar Sghiri, dans une interview accordée à l’agence Tap, soulignant que les cheptels ovin et bovin régressent à un rythme alarmant, et précisant que le cheptel bovin compte actuellement 388 000 femelles, contre 450 000 en 2016.«Cela constitue une perte colossale étant donné les coûts énormes du renouvellement du cheptel (le prix d’une génisse s’élève à plus de 12 000 dinars)», insiste-t-il.
Selon Sghiri, les agriculteurs se sont toujours plaints de la montée des coûts de production constitués à hauteur de 60 à 80% par les prix des fourrages, précisant que le prix de la botte de foin est passé de 23 dinars en juillet dernier à 32 dinars début septembre et que le prix de la botte de paille a atteint 17 dinars.
Indisponibilité des fourrages
«Les prix les aliments composés pour bétail ne cessent d’exploser étant donné que les principales matières premières à l’instar du tourteau de soja et du maïs sont importées et dépendent de l’évolution des prix sur les marchés mondiaux et des chocs externes tels que la guerre russo-ukrainienne», explique encore le responsable syndical. Les producteurs, ajoute-t-il, subissent aussi, l’indisponibilité des fourrages sur le marché face à la faiblesse de l’offre notamment de l’orge et du son de blé, ce qui les contraint à abandonner leur activité et à vendre leurs cheptels, surtout dans les régions du centre, du sahel et du sud où le déficit pluviométrique est plus important.
Sghiri a, en outre, relevé une tendance de plus en plus manifeste ces dernières années en matière d’élevage ovin, laquelle consiste à favoriser l’élevage des moutons destinés à la commercialisation au détriment de l’élevage des brebis à cause de la régression des pâturages et de la recrudescence des vols. «L’élevage animal est une activité très dure à exercer et non rentable ce qui accentue la désaffection des jeunes à son égard et augmente les taux d’abandon de cette filière», dit-il. Et d’enchaîner en affirmant que «le coût de production d’un litre de lait s’élève à deux dinars, contre un prix de vente à la production de 1340 millimes, soit une perte de 660 millimes».
Sur un autre plan, le responsable a fait remarquer qu’une large frange de citoyens est aujourd’hui contrainte de limiter sa consommation de viandes rouges en raison de leurs prix excessifs.
Il est à noter que la moyenne de consommation annuelle de viande rouge a baissé de 9,5 kg par habitant en Tunisie, ces dernières années à 8,3 kg actuellement, soit l’une des moyennes les plus faibles au monde, comparée à celle des Etats-Unis par exemple qui s’élève à 243 kg/an/habitant, selon les données de la société Ellouhoum.
L’Etat appauvrit l’agriculteur
Sghiri a qualifié d’inquiétante, la détérioration des filières laitière et de la viande qui, outre ses répercussions sur la production animale (lait et viandes), menace la paix sociale, en aggravant les taux de chômage et le phénomène d’exode vers les grandes villes, qui pourrait constituer une menace sécuritaire étant donné que les régions rurales abandonnées par leurs habitants deviennent la cible de contrebandiers et de terroristes.
S’agissant des répercussions économiques de cette situation, le responsable de l’Utap a déclaré que la détérioration de ces filières contraint le gouvernement à recourir à l’importation, sachant que le coût d’un litre de lait importé dépasse les 3 dinars (entre 3 et 3,5 dinars). «En important des produits comme le lait et les viandes rouges, l’Etat contribue à résoudre les problèmes des agriculteurs européens et complique la situation des agriculteurs tunisiens», a-t-il regretté. Et de relever que la préservation de ces filières est une nécessité environnementale, vu leur importance dans la préservation des écosystèmes et des équilibres naturels dans les zones rurales.
Les agriculteurs sont aussi, victimes de la recrudescence des actes de vol et de l’expansion des maladies animales (tuberculose bovine…), a déploré le responsable syndical, faisant porter la responsabilité de la crise des agriculteurs à l’Etat et aux gouvernements successifs depuis l’ère de Ben Ali.
«L’absence d’écoute, d’accompagnement et d’appui aux agriculteurs en temps de crises a aggravé la situation. Au lieu de soutenir les agriculteurs, l’Etat essaye de maitriser les prix, en contraignant les agriculteurs à brader leur production. Par ailleurs, l’Etat subventionne la consommation mais pas la production, ce qui pousse l’agriculteur à abandonner son activité», a expliqué Sghiri.
«Au fil des années, l’Etat, absent, a contribué à l’appauvrissement de l’agriculteur. L’absence de vision de la part des gouvernements successifs, a fait que nous en sommes là aujourd’hui», a-t-il insisté, estimant que «l’agriculture a été utilisée pour financer d’autres secteurs et pour produire des produits à bas prix pour préserver le pouvoir d’achat du citoyen tunisien. Au bout du compte, on n’a réussi ni à préserver la paix sociale ni à développer l’agriculture comme pilier économique et de développement».
Les voies du salut !
Pour préserver la richesse animale, Sghiri estime nécessaire d’accorder une priorité absolue à l’agriculture dans les politiques et les débats nationaux; de garantir l’alimentation nécessaire aux animaux relève de notre souveraineté alimentaire; de soutenir l’agriculteur pour protéger le consommateur, d’autant plus que les dernières perturbations des chaînes d’approvisionnement à l’échelle internationale à cause des crises sanitaire et politique (pandémie, guerre russo-ukrainienne) «ont montré que même en cas de disponibilité des financements nécessaires, les Etats pourraient se trouver dans l’impossibilité d’importer les produits de base».
«Il vaudrait mieux être dans une logique de souveraineté alimentaire que de sécurité alimentaire. La souveraineté alimentaire se base sur la production nationale. La sécurité alimentaire, elle, repose sur la disponibilité de la liquidité pour pouvoir importer, ce qui augmente la dépendance du pays», nuance Sghiri, estimant que, pour surmonter cette crise, il convient de mettre l’accent sur le court terme, d’augmenter le prix du lait à la production de 800 millimes/litre et de réviser la prime de collecte et les prix des produits transformés.
Il a aussi, appelé à accélérer le paiement des montants dus à l’Etat au titre de la collecte, de l’exploitation et du stockage et qui dépassent les 300 millions de dinars, en versant immédiatement 50% de ces montants et en fixant un calendrier de paiement des sommes restantes.
L’Utap a aussi appelé, à travers son responsable, à compenser les fourrages en subventionnant les intrants des aliments composés, pour que le plafond de prix d’une tonne d’aliments composés ne dépasse 900 dinars, tout en assurant le contrôle de la qualité.
Sghiri a proposé d’accorder une subvention de 25% au tourteau de soja et de 35% au maïs, d’injecter des quantités supplémentaires d’orge fourragère et de son de blé sur le marché local pour lutter contre la spéculation et le monopole et d’importer des quantités de fourrages grossiers (foin, luzerne, paille) en les subventionnant au profit des éleveurs.
Il a recommandé d’augmenter la prime de transport des fourrages grossiers à partir des zones de production vers les gouvernorats du centre et du sud de 7 à 12 millimes/ botte/ km et d’activer les commissions techniques mixtes chargées de contrôler la qualité et les prix des fourrages et de publier les analyses réalisées par les laboratoires spécialisées dans ce domaine.
Parmi les recommandations figurent également, la subvention de la valorisation des déchets agricoles à raison de 90% des coûts pour en limiter le gaspillage, l’établissement de contrats de production entre l’Office des terres domaniales, les unités de production agricole et les coopératives agricoles pour la production de fourrages au profit des affiliés de ces coopératives et la mise en place d’une ligne de financement pour l’achat des fourrages grossiers, en accordant la priorité du financement aux contrats de production.
Sur le moyen terme, l’Utap préconise la mise en place d’une stratégie nationale de développement des ressources fourragères locales (colza, légumineuses, luzerne, fourrages complets, ensilage …) en favorisant le partenariat public-privé, tout en prenant en considération l’évolution des cheptels et l’impact des changements climatiques sur les ressources naturelles.
L’élaboration d’un plan d’action visant à garantir la souveraineté alimentaire en produits animaux (lait et dérivés, viandes rouges…), la création d’un fonds pour la santé animale et la mobilisation des financements nécessaires pour lutter contre les maladies animales et indemniser les éleveurs, ont aussi été vivement recommandées par le responsable.
Et le responsable syndical d’appeler à «centraliser la gouvernance des filières auprès du Groupement interprofessionnel des viandes rouges et du lait (GIVLait) et de mettre en application la convention de partenariat public-privé pour le développement de la filière laitière signé depuis avril 2019». Et de souligner l’impératif d’orienter la subvention vers la production afin d’améliorer le rendement économique et la qualité du lait, maintenir les producteurs dans leurs régions et généraliser les relations contractuelles directes entre les éleveurs et les centres de collecte d’une part et entre les centres de collecte et les usines d’autre part.
Il recommande, par ailleurs, d’encourager la consommation des dérivés du lait, en supprimant la TVA de 19% appliquée sur ces produits et d’adopter une valeur ajoutée alimentaire ne dépassant pas 7%.
D’après Tap.
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