Des droits de l’homme et des vétos contre l’humanité

Pour sauver les droits humains et leur garder leur caractère universel, il convient de soustraire les Nations Unies à la mainmise des grandes puissances par la suppression du droit de véto, le principal obstacle au maintien de la paix et à la réalisation d’un vrai projet humain. (Photo : les 5 pays ayant le droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies sont les détenteurs des décrets internationaux).

Prof. Med-Dahmani Fathallah *

Promulgué le 19 décembre 1948 dans le cadre de la charte de l’Organisation des nations unis (Onu), la déclaration des droits de l’homme est une réponse au besoin urgent, ressenti après la fin de la deuxième guerre mondiale, de définir un régime de droit global pour protéger les hommes.

Si la proclamation de ces droits s’était alors faite dans une liesse générale, aujourd’hui ils sont plus que jamais bafoués et sujets aux controverses, dénégations et débats houleux.

Il aurait donc fallu au moins vingt siècle d’histoire humaine pour que le concept des droits de l’homme soit finalement énoncé, formulé et qu’il devienne un concept formel de droit universel. Mais il n’a fallu à ce concept que quelques décennies pour commencer à être remis en cause et à péricliter. Est-il vraiment l’aboutissement récent d’une lente évolution des sociétés humaines? Si oui, pourquoi est-il en train de régresser si rapidement? Pour essayer de répondre à ces questions, il est important de passer en revue ces droits et les mettre dans une perspective historique qui couvre aussi l’histoire récente et les évènements en cours. 

Quels sont les droits de l’homme et comment ont-ils évolué ?

Les droits de l’homme qu’on devrait appeler les droits des humains (Human Rights) pour lever  toute ambiguïté relative au sexe, sont des droits fondamentaux de justice qui visent à garantir la dignité, la liberté et l’égalité de tous les êtres humains sans la moindre distinction, et dont voici les dix principaux: le droit à la vie; le droit à la liberté et à la sécurité; le droit à l’égalité devant la loi; le droit à la liberté d’expression; le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; le droit à la vie privée; le droit à un procès équitable; le droit à la liberté de réunion et d’association; le droit à l’éducation et le droit au travail.

Ces droits sont souvent énoncés et/ou référencés dans des documents internationaux. Ils sont en principe protégés par des traités et des lois nationales dans de nombreux pays. Les droits de l’homme, en tant que concept formel et universel, n’ont pas toujours existé dans la même forme qu’aujourd’hui.

Ainsi, dans les civilisations anciennes de l’antiquité, comme celles de la Grèce ou de Rome, des notions de justice et de droits individuels existaient, mais elles étaient souvent limitées à certaines classes sociales ou groupes ethniques. Par exemple, les citoyens grecs avaient des droits politiques, mais les femmes et les esclaves n’étaient pas inclus. Au Moyen-âge, les droits étaient souvent liés à la religion et à la féodalité. Les chartes et les documents comme la Magna Carta (1215) ont commencé à établir des principes de droits limités, mais ils ne s’appliquaient pas universellement. A signaler que les préceptes de l’islam comportent quasiment tout le contenu de la déclaration universelle des droits de l’homme à l’exception peut-être de la question de l’esclavage qui demande une lecture historique du Coran. Le second Khalife Omar Ibn Al-Khattab,qui s’est distingué par son sens très aigu de la justice, aurait dit en réprimandant Amr Ibnou Al-As, le gouverneur de l’Egypte : «Quand avez-vous réduit en esclavage des personnes dont les mères leurs ont donné naissance libres?».

Quant à l’époque moderne, ce n’est qu’à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, avec des penseurs comme, Jean-Jacques Rousseau et les philosophes des Lumières, que l’idée de droits naturels et universels a commencé à germer.

La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 en France, ainsi que la déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, sont des jalons importants dans l’affirmation des droits humains.

Au XXe siècle, c’est dans le cadre de l’effort de reconstruction des valeurs morales, après que le monde ait découvert les horreurs de la Seconde guerre mondiale, que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 est venue établir un certain cadre de droit international pour les droits humains, affirmant que ces droits sont inaliénables et doivent être respectés par tous, sans distinction. Ainsi bien que les idées relatives aux droits et à la justice aient existé à travers l’histoire, les droits de l’homme tels que nous les connaissons aujourd’hui sont le résultat d’un long processus d’évolution sociale, politique et philosophique.

Reste maintenant à essayer de comprendre pourquoi ce concept de droit et de justice tel qu’il a été énoncé en 1948 n’est pas aussi résiliant qu’il devrait l’être? Pourquoi est-il aujourd’hui l’objet d’interprétations plus farfelues les unes que les autres? Pourquoi il n’a jamais été universel?

En fait, malgré la longue période d’incubation qui a permis aux droits humains d’avoir un cadre de droit, ce cadre n’est pas aussi solide qu’on l’aurait souhaité. Il faut d’abord considérer que l’Onu qui a formellement introduit ce concept n’est pas une institution législative universelle au sens strict du terme. Ceci pourrait expliquer la faiblesse du cadre juridique ainsi que l’absence de règles constitutionnelles, législatives ainsi que des dispositions réglementaires et de principes jurisprudentiels clairs.

Par ailleurs, l’Onu ne dispose pas d’un vrai pouvoir exécutif indépendant. Ceci est illustré par le fait que le pouvoir coercitif de la Cour internationale de justice, qui émane de cette institution, ne s’applique qu’aux faibles ou se résume alors à la simple présence passive de soldats de divers horizons, les fameux Casques bleus, dans les zones de conflits. Si on réfléchit aux droits humains en termes de droits inaliénables, la dénégation de n’importe lequel de ces droits comme le droit à la vie, au travail, aux soins ou à l’éducation doit obligatoirement faire l’objet d’une plainte aux instances chargées d’appliquer les droits de l’homme. Mais, c’est au niveau de l’application qu’on commence à découvrir des insuffisances majeures qui menacent la quintessence même du concept et témoignent de sa fragilité.

Défis persistants et avancées inégales

En effet, l’application des droits humains est répartie sur plusieurs niveaux de droits et d’institutions, qui peuvent varier selon les pays et les systèmes juridiques. Dans le groupe de droits et institutions, on trouve les constitutions nationales. En effet dans de nombreux pays, les droits humains sont intégrés dans la constitution. Cela signifie que le respect de ces droits est une obligation pour l’Etat et ses institutions.

Il y a aussi la législation nationale ou les lois adoptées par le parlement ou d’autres organes législatifs qui peuvent également codifier les droits humains et établir des mécanismes pour leur protection.

Le pouvoir judiciaire avec les tribunaux joue un rôle crucial dans l’application des droits humains. Ils interprètent la loi et peuvent juger des violations de ces droits, offrant ainsi des recours aux victimes. Parmi les institutions il y a les organisations internationales qui établissent des normes que les états sont encouragés à respecter autant que des traités et des conventions internationales, en l’occurrence la déclaration universelle des droits de l’homme ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les mécanismes de suivi, comme les comités des droits humains, peuvent également exercer une pression sur les Etats pour qu’ils respectent ces normes. Il faut aussi mentionner les organisations non gouvernementales (ONG) dont le rôle principal est de surveiller les violations des droits humains et de plaider pour leur respect. Elles jouent un rôle important dans la sensibilisation et la défense de ces droits. Enfin, l’opinion publique, les médias et la société civile jouent un rôle dans la mobilisation et l’engagement des citoyens et sont essentiels pour promouvoir et défendre les droits humains. Les mouvements sociaux peuvent influencer les politiques et les lois.

Ainsi on voit que le système d’application des droits humains est une structure complexe qui contient une large toile d’institutions et de mécanismes, tant au niveau national qu’international qu’à celui des ONG et de la société civile. Son fonctionnement nécessite donc de solides coopérations et une coordination parfaite entre tous ces acteurs. La complexité de l’appareil d’instauration des droits humains serait un facteur fragilisant qui le rend très vulnérable. Ceci expliquerait en partie le statut actuel des droits humains dans le monde qui est marqué par des défis persistants et des avancées inégales. Un de ces défis réside dans les différences de la marge de manœuvre, des procédures administratives et des moyens mis à la disposition des différents acteurs selon le statut de chacun ainsi que de l’environnement sociopolitique ou il évolue.

Mais l’entrave majeure à l’application et surtout à l’universalité des droits humains on la retrouve au sein même des principes fondateurs de l’Onu. Cette entrave c’est le droit de véto conféré de facto aux cinq membres permanents du conseil de sécurité que sont les Etats Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France. Le droit de véto octroie le pouvoir à chacun de ces pays d’annuler définitivement et sans recours les résolutions votées par tous les pays membres de l’organisation au cours de l’Assemblée générale. En usant et en abusant de ce droit à outrance, ces grandes puissances ne respectent que leurs agendas politiques et ne tiennent aucunement compte du devoir de justice et de l’universalité prônés par les droits humains. Ceci a eu pour conséquence d’introduire de grandes fissures dans le concept de droits humains et à jeter le discrédit sur l’Onu.

Des vétos contre l’humanité

Ainsi sur les 23 conflits répertoriés dans le monde au cours de la dernière décennie, 27 des 30 vétos opposés par le Conseil de sécurité des Nations Unies au sujet de ces conflits concernaient la Palestine, la Syrie et l’Ukraine. Pour rappel, ces 23 conflits ont causé la mort d’un million de personnes et plus de 230 millions entre personnes déplacées et ceux qui ont besoin d’une aide humanitaire d’urgence. Cela représente une hausse de 150 % depuis 2015.  L’histoire retiendra que les derniers vétos américains ont donné le feu vert au génocide des palestiniens de Gaza qui se poursuit de plus belle. Ils ont aussi empêché toute résolution du conflit en Ukraine.   

Ces aberrations ont amené le président de l’Assemblée générale de l’Onu, Csaba Kőrösi à déclarer à propos du droit de véto : «C’est comme un masque à oxygène dans un avion : c’est bien de l’avoir, mais mieux vaut ne jamais l’utiliser». Cette métaphore diplomatique ne veut pas signifier autre chose que l’utilisation du droit de véto est synonyme de catastrophe. Pour Oxfam, les vétos sont… contre l’humanité. C’est aujourd’hui un fait indéniable que l’application des droits humains dépend entièrement de la volonté des grandes puissances menées par des néoconservateurs et des réalités géopolitiques régies par des intérêts matérialistes pour ne pas dire par des velléités hégémoniques sur le monde. Les droits humains sont une entrave à ces dessins et se trouvent otages d’une frange excessivement cupide et non civilisée de l’humanité.

«Le comportement erratique et égoïste des membres du Conseil de sécurité des NationsUnies a contribué à l’explosion des besoins humanitaires, qui dépassent désormais la capacité de réponse des organisations humanitaires. Il est donc indispensable de changer radicalement et au plus haut niveau notre architecture de la sécurité mondiale», a déclaré Amitabh Behar, directeur général d’Oxfam International.

En dehors de l’Onu et des sphères diplomatiques, les droits de l’homme sont en train de subir des attaques insidieuses pour les vider de leurs contenus. Ces attaques visent les esprits et sont orchestrées par des pseudo intellectuels et véhiculées par de puissants médias à la solde des néoconservateurs. Ces attaques sont de loin les plus à même de mettre les droits humains en péril. Ainsi au droit de vie on oppose l’argument de la trop forte croissance démographique, mais plus grave encore, on utilise le terrorisme pour introduire le concept de deshumanisation qui est aujourd’hui mis en avant pour légitimer le génocide du peuple Palestinien. Au droit à la liberté individuelle on oppose la nécessité de redéfinir les libertés et de les codifier selon des paradigmes hégémoniques qui ne sont même plus cachés.

La logique des deux poids deux mesures

Quant au droit à l’égalité devant la loi, on contrôle la justice pour lui imposer deux vitesses, celle des deux poids deux mesures. Ainsi le droit à un procès équitable devient une affaire aléatoire. On introduit une confusion entre la diffamation et le droit à la liberté d’expression. Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion est ridiculisé quand il n’est pas interdit. Le droit à la vie privée est sacrifié au profit des technologies de profilage et de la liberté hégémonique des médias sociaux. Divers subterfuges sont utilisés pour restreindre le droit à la liberté de réunion et d’association et les droits à l’éducation et au travail sont revus selon les dictats du libéralisme économique. C’est à se demander quels sont exactement les nouveaux droits humains et pour quels humains sont-ils destinés.

Enfin, si le rythme du déclin des droits humains est aussi rapide c’est surtout la résultante de la volonté, des moyens et des efforts déployés pour vider le concept de sa substance. Il est clair que le concept des droits humains universel est aux antipodes des dessins des néoconservateurs qui obéissent aveuglement à des instincts primaires, de suprématie, de domination et de cupidité. Les sources de cet atavisme criminel se trouvent-elles dans la psychologie humaine? Y aurait-il un côté démoniaque avéré chez l’homme? Ce qui est certain c’est que l’universalité des droits humains est le meilleur remède pour prévenir et réprimer tout mal que des hommes peuvent infliger  à des humains et surtout la voie ultime pour la réalisation du projet civilisationnel humain et l’affirmation de l’énorme potentiel de la noble nature humaine.

En conclusion, si les droits humains sont menacés et font face aujourd’hui à de nombreux défis, le concept a malgré tout progressé dans les esprits mais trop peu dans la pratique. La vigilance, l’engagement et la coopération internationale sont essentiels pour protéger ces droits et faire en sorte qu’ils pérennisent à l’échelle mondiale. Pour cela, il est urgent de sauver l’Onu de la mainmise des grandes puissances à travers une profonde réforme qui exclut le droit de véto et confère à l’organisation un pouvoir réel pour le maintien de la paix et la réalisation d’un vrai projet humain.

* Millenium 3 Advisory.

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