L’avènement de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis annonce le triomphe du repli identitaire, de l’isolationnisme et de l’abandon des idéaux qui jadis faisaient la grandeur de l’Amérique : liberté, égalité et dignité.
Khémaïs Gharbi *
Sous un ciel lourd, oppressant, chargé de nuages sombres qui semblent presser l’horizon, elle marche. Elle a déjà quitté les rivages de Manhattan. La Statue de la Liberté, ce monument d’espoir et de grandeur, avance lentement, une valise dans chaque main, symbole muet d’un exil qu’on n’aurait jamais cru possible. Elle s’éloigne de ce qui fut son royaume, son sanctuaire, ce port où tant d’hommes, de femmes et d’enfants ont cru voir leur salut. Aujourd’hui, pourtant, elle part. Cette image attribuée à Banksy est une déchirure. Elle n’est pas seulement une allégorie, elle est un avertissement brûlant.
Une valeur universelle abandonnée
Son visage, bien que figé dans le bronze, semble chargé d’une mélancolie insoutenable. Car cette liberté-là n’a jamais appartenu à une seule nation. Elle parlait à tous : aux sans-papiers, aux sans-patrie, aux sans-voix, aux sans-avenir. À ceux qui, à bout de force, levaient les yeux vers elle et y trouvaient une promesse. «Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, vos masses accablées aspirant à respirer libres», disait-elle depuis le port de New York. «Envoyez-les-moi, les sans-abri, les rejetés par la tempête. Je lève ma lampe près de la porte dorée.»
Ces mots gravés à son pied sont devenus un cri universel d’accueil et d’espoir. Mais aujourd’hui, ces promesses résonnent comme un écho lointain, fragilisé par les vents contraires : ceux de l’indifférence, de l’isolationnisme, et de l’abandon des idéaux qui jadis faisaient la grandeur de l’Amérique.
Quand la liberté se monnaie en bitcoins
Elle s’éloigne donc, et son départ résonne comme une gifle. Elle marche, non pas parce qu’elle a renoncé, mais parce qu’elle ne se reconnaît plus ici. Les valeurs qu’elle portait – liberté, égalité, dignité – sont devenues des slogans vidés de leur sens, des mots que l’on agite pour mieux les ignorer. Pire encore, des penseurs à courte vue s’efforcent de remplacer ces grandes valeurs spirituelles, fondées sur l’humanité et la solidarité, par des valeurs bassement mercantiles. Et lorsque même celles-ci semblent insuffisantes, on les réduit à des abstractions numériques, des libertés en bitcoins qui n’ont plus de chair ni d’âme. Son piédestal, laissé vide, n’est plus qu’un vestige. Un symbole creux, perdu dans le tumulte d’une société déchirée par ses propres contradictions.
La liberté qui s’éloigne des rivages américains, jadis accueillants et hospitaliers, n’est pas en colère. Elle n’est pas là pour juger. Son départ est un acte de désespoir, mais aussi de lucidité. Elle sait qu’elle n’a jamais été acquise. Elle était une promesse, un idéal fragile qu’il fallait protéger, nourrir, réinventer sans cesse. Mais nous l’avons oubliée. Nous l’avons réduite à une icône statique, alors qu’elle était vivante. Nous avons cessé d’écouter son message.
Un signal pour réinventer la liberté
Et pourtant, je persiste à croire que son départ n’est pas une fin. Il est un avertissement, mais aussi une invitation à réinventer ce qu’elle symbolise. En quittant son socle, elle ne fait pas que dénoncer nos échecs: elle nous pousse à imaginer un nouvel avenir, une nouvelle manière d’incarner la liberté. Peut-être son message n’est-il pas destiné à l’Amérique seule. Peut-être est-il un appel adressé à toutes les nations, à toutes les consciences, pour construire un monde où ces idéaux ne sont plus enfermés dans le bronze, mais vécus au quotidien.
La liberté ne demande pas de revenir à un passé idéalisé. Elle nous rappelle qu’elle est vivante, qu’elle évolue, qu’elle se réinvente sans cesse. Les défis d’aujourd’hui – inégalités criantes, menaces climatiques, révolutions numériques, repli identitaire – ne peuvent être surmontés qu’en redéfinissant ce que la liberté signifie. Elle n’est pas un privilège individuel, mais une responsabilité collective.
Son départ, au fond, n’est pas une fuite mais un passage de relais. En laissant derrière elle son piédestal vide, elle nous confie la tâche de prendre sa place, de porter son flambeau. Être libre ne se limite pas à proclamer des droits; c’est aussi accepter les devoirs qui en découlent: protéger les plus vulnérables, bâtir des ponts là où d’autres érigent des murs, et ne jamais cesser de croire en la possibilité d’un avenir meilleur. Ainsi, son exil n’est pas un adieu, mais une prière silencieuse : que nous trouvions en nous la force de raviver la flamme qu’elle portait. Le rêve américain, comme tous les rêves, ne peut survivre que si nous le faisons vivre. Et la Liberté, où qu’elle aille, continuera de nous appeler, jusqu’à ce que nous répondions.
* Ecrivain et traducteur.
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