La question est sur toutes les lèvres, et tout le monde attend les résultats des audits et contrôles de la gouvernance des emprunts et l’endettement que les Tunisiens sont en passe de se saigner pour les payer et honorer la signature de leurs dirigeants.
Moktar Lamari *

Il y a deux jours, la Tunisie a remboursé un milliard de dollars US d’un emprunt en Eurobonds, contracté en 2015. Bravo sur ce plan, mais les payeurs de taxes, et donc les payeurs de la dette, veulent savoir un peu plus, sur où sont passées ces sommes empruntées à des taux d’intérêts élevés et moyennant des concessions et des «diktats» opaques, difficiles à avaler.
Dette toxique
Face à ces interrogations et inquiétudes des payeurs de taxes, les médias et les économistes du sérail ont salué ce qu’ils ont qualifié d’exploit méritant célébration nationale, sans piper un mot sur les usages et les résultats de ces emprunts négociés de peine et de misère.
Ce beau monde passe sous silence deux questions majeures :
1- au fait, ce milliard de dollars a financé quoi, comme réalisation ou investissement, autres que de payer des salaires pour des fonctionnaires en surnombre et peu productifs, comparativement à leurs homologues en Europe ou ailleurs?
2- sachant que la Tunisie va aussi faire face à un autre groupe de remboursements dans 3 mois (avril) d’un montant de 800 millions de dollars, on peut se demander quel impact ces remboursements auront-ils sur le dinar et sur les réserves en devises?
Les médias et les économistes du sérail évacuent ces questions et réponses de leur discours et champs d’analyse.
Les réponses sont ailleurs
Ils n’osent peut-être pas parler des choses qui fâchent et ne veulent prendre de risques démesurés pour se maintenir dans le sérail de ces médias à la solde des lobbys et des partis qui ont gouverné la décennie noir post-2011.
Il faut aller chercher les réponses chez l’agence londonienne Fitch, BMI ou chez Bloomberg, qui documentent les méfaits de cette dette toxique qui étrangle la Tunisie.
Nos experts et nos médias surfent sur les apparences, sans toucher au fin fond des choses. Et pour cause, ce remboursement d’un milliard de dollars, impacte le taux de change du dinar et surtout sur les réserves en devises pour couvrir les importations de biens essentiels et éviter de graves pénuries qui guettent la Tunisie.
Que dit BMI? L’agence londonienne précise deux implications et risques qui sont directement liés aux remboursements de ces emprunts, sans compter les autres dont le remboursement est quasi mensualisé.
1- Si les tendances se maintiennent, les réserves en devises risquent de fondre fortement jusqu’à ne pouvoir financer que moins d’un mois d’importations de produits essentiels. Et cela sonne comme une alerte rouge pour les opérateurs économiques, intérieurs ou extérieurs. Ces opérateurs fonctionnent en anticipant les risques, en les exagérant aussi.
2 BMI a ajouté dans sa note d’il y a deux jours qu’une telle situation va mettre davantage de pressions sur le dinar et sur le taux de change. Et l’agence va jusqu’à faire des projections que nous préférons ne pas citer ici, pour ne pas susciter un mouvement de panique, ou relayer des erreurs.
Or, ces questions sont cruciales et leurs réponses nous aident à comprendre la facture à payer, au travers de cette dette peu soutenable, qui impacte directement les choix de la politique économique, monétaire et financière.
On ne peut en rester aux apparences. En économie, tout à un prix. Un prix et des impacts qui vont sanctionner les services publics, les infrastructures et l’avenir de nos enfants et petits enfants.
Démocratie à crédit, démocratie au rabais
Certes, les indicateurs économiques actuels ne sont pas au vert pour jeter des fleurs et faire comme si rien ne se passe d’inquiétant. De facto, des risques probables ont été soulignés par les deux dernières circulaires, de la banque centrale.
Le gouvernement actuel n’a pas beaucoup de marge de manœuvre, au moins pour 8 constats aussi inquiétants les uns que les autres.
1. les gains de productivité du travail sont quasiment au point mort. Pour ne pas dire négatifs dans plusieurs secteurs et ce depuis plusieurs années.
2. Les taux de croissance observés et anticipés sont très faibles et ne dépassent guère le taux de croissance démographique.
3. La pression fiscale est quasiment le double de la moyenne africaine. Aussi bien les entreprises que les citoyens ne peuvent plus payer plus de taxes additionnelles.
4. Le rapport des quanta de l’investissement sur la richesse créée (PIB) est des plus faibles depuis des décennies. Et même l’investissement public est en recul constant. L’Etat dit social n’a plus les moyens de sa politique et de ses ambitions. Le recul de presque 2% de l’investissement public, pour les derniers mois, limite l’entretien des services publics suivants : hôpitaux, écoles, transports collectifs, infrastructures et services sociaux.
5. Le chômage ne recule pas, celui des jeunes (15-24 ans) atteint 40,5%. Ainsi, plus de 4 jeunes sur 10 sont au chômage durable, sans espoir de se trouver un travail dans le court et moyen termes.
6. La charge de la dette ne fait qu’augmenter de manière exponentielle, près de 10 milliards de dinars en 2024, grugeant l’équivalent du total des recettes du tourisme et des transferts des Tunisiens de l’étranger.
7. La dette publique était de l’ordre de 44,9 milliards de dinars, il y a dix ans, et elle a plus que doublé depuis.
8. Le dinar a perdu presque 77% de sa valeur depuis 2011, et cela alourdit fortement le fardeau de la dette.
Ces enjeux méritent un débat public, et les solutions sont au nombre de deux, sans plus:
– plus de productivité et d’innovation dans toutes les sphères productives;
– une gouvernance responsable et axée sur les résultats et sur transparence à tous les niveaux.
Et pour ce faire, médias, experts et politiciens doivent mobiliser les citoyens pour se retrousser les manches et fouetter les initiatives innovantes et porteuses d’investissement et d’espoir.
Les expatriés peuvent aider à changer la donne s’ils étaient moins bloqués par la bureaucratie et par la répression fiscale qui étrangle l’investissement et les projets novateurs.
* Economiste universitaire.
Blog de l’auteur : Economics for Tunisia, E4T
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