‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’ ou l’esclavage des jeunes dans les centres d’appel  

Les Tunisiens qui travaillent dans des centres d’appel s’apercevront, en regardant ‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’, que le film sud-coréen sur l’enfer des centre d’appel n’est ni une parabole, ni une métaphore ; ce n’est rien d’autre que la réalité. Il existe de nombreuses Kim Sohee en Tunisie.

Mohamed Sadok Lejri

Hier soir, j’ai regardé un film sud-coréen qui m’a bouleversé : ‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’. Il date de 2023 et retrace un fait divers retentissant qui s’est déroulé en Corée du Sud en 2016.

‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’ commence comme un film pour adolescents. Jeune lycéenne pleine d’entrain et d’insouciance, débordante de vie et de fraîcheur, Kim Sohee, magnifiquement interprétée par Kim Si-eun, est passionnée de danse et s’amuse avec sa copine qui est devenue influenceuse sur les réseaux sociaux. Au lycée, son professeur principal lui annonce une bonne nouvelle : il lui a trouvé un stage de fin d’études dans un centre d’appel. Le travail consiste à prendre les appels des clients pour le compte d’une société qui fait de la sous-traitance pour l’opérateur téléphonique Korea Telecom.

Dès son premier jour, la jeune fille va vite déchanter en se retrouvant confrontée à la dureté du monde des 𝑐𝑎𝑙𝑙 𝑐𝑒𝑛𝑡𝑒𝑟. On la place dans un espace compartimenté, avec un écran face à elle et un casque sur les oreilles «qui est désormais son arme». Sur le plateau, au milieu du tintamarre et solitaire dans la cohue, Kim Sohee passe ses journées à répondre à des gens en détresse qui veulent résilier leur abonnement internet.

À l’aide d’une batterie de phrases toutes faites, d’une rhétorique fallacieuse et insidieusement dilatoire, la stagiaire doit à tout prix les empêcher de résilier leur contrat et, pour bien piétiner les cadavres, leur glisser des offres qui paraissent alléchantes de prime abord, mais qui ne sont en fait que des cadeaux empoisonnés. En même temps, Sohee est coachée de façon pernicieuse et jugée en permanence sur ses résultats, à telle enseigne que le stage vire au cauchemar.

Les forçats du service client

La réalisatrice July Jung retrace, en réalité, et comme nous l’avons indiqué au tout début, un fait divers qui a défrayé la chronique en Corée du Sud et, à travers l’histoire tragique d’une élève-stagiaire sous pression, nous plonge dans l’insoutenable quotidien des forçats du 𝑆𝑒𝑟𝑣𝑖𝑐𝑒 𝐶𝑙𝑖𝑒𝑛𝑡, soit au cœur de l’exploitation des jeunes générations dans les centres d’appel.

Nous assistons à la mort lente d’une jeune fille initialement pleine de vie, mais dont le moral s’effondre sous le poids de conditions de travail dégradantes et d’objectifs de plus en plus difficiles à atteindre. ‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’ nous plonge au cœur des pratiques de l’esclavage moderne et d’un système économique qui exploite à tire-larigot les jeunes désœuvrés jusqu’à la rupture.

July Jung pointe dans ce film un système économique destructeur, mortifère, une sorte de grand monstre froid à trois têtes : l’employeur, l’école et les autorités. L’employeur, en l’espèce un centre d’appel sous-traitant qui fait preuve d’un cynisme et d’une cupidité sans limite en exploitant sans vergogne la main-d’œuvre bon marché et corvéable à souhait que constituent les élèves-stagiaires. L’école qui est évaluée et financée par les pouvoirs publics selon le «taux d’emploi», c’est-à-dire selon sa capacité à trouver des stages pour ses élèves. A cet effet, elle envoie ses élèves dans des centres d’appel et des manufactures comme si c’était de la chair à canon. Les autorités, quant à elles, valident ce système déshumanisé et basé uniquement sur le profit et la performance. Elles laissent les sociétés avoir le dernier mot et écraser les rêves des plus pauvres. Toutes les institutions semblent liées par un fil invisible et forment un dispositif bien rôdé qui peut conduire à des tragédies dissimulées.

Un système déshumanisant

En somme, ce monstre est un véritable broyeur de jeunesse. Dans les centres d’appel, il broie non seulement les simples agents, mais aussi les managers et la basse hiérarchie. C’est une organisation au sein de laquelle l’humain n’a pas de place, seule la performance est admise et valorisée ; une performance profondément malsaine et abrutissante basée sur des objectifs inatteignables. ‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’ brosse un passionnant et terrible portrait d’une fille pleine de vie et de rêves, mais prise au piège d’un système aux effets dévastateurs et pervers. July Jung y dresse le portrait d’une jeunesse sud-coréenne exploitée par les employeurs, l’école et les autorités. Elle fustige cette structure coercitive dont les jeunes personnages tentent vainement de s’affranchir.

Bref, ce petit chef-d’œuvre cinématographique est un constat glaçant sur les rouages d’un système économique fondé sur l’exploitation des jeunes. L’on y dénonce cette chaîne de responsabilité propre aux centres d’appel, guidée par les impératifs de la rentabilité et qui n’hésite pas à recourir à l’humiliation et à se défausser en cas de tragédie.

Loin d’employer un ton didactique, le film utilise dans la deuxième partie la forme de l’enquête policière, laquelle est menée par l’excellente actrice Bae Doo-na, pour appuyer cette démonstration irréfutable et nous éclairer sur ce modèle économique cynique, inhumain, qui profite de jeunes qui entament leur carrière professionnelle et vivent encore au temps de l’innocence pour les réduire à l’esclavage et les payer au lance-pierre.

Le culte de la performance

On reste tétanisé sur son siège, impuissant, bouleversé et mal à l’aise après s’être laissé emporter par cette critique sans concession du culte de la performance, du harcèlement au travail et de la surexploitation des jeunes dans les centres d’appel ; des jeunes dans le besoin et virés sans ménagement dès qu’ils émettent le moindre grognement. D’ailleurs, je vous conseille de vous attarder sur la scène où Kim Sohee est torturée par les vives remontrances de son professeur à la suite d’une altercation au travail. Cette scène est un véritable crève-cœur. En effet, il est rare de voir une jeune actrice exprimer autant de détresse, d’aliénation, de souffrance et de mal-être dans une scène de cinéma. La question qu’elle pose à son professeur après les vives remontrances qu’il venait de lui faire pourrait à elle seule résumer tout le film : «Avez-vous une idée sur le travail qu’on nous demande de faire dans ce centre?», lui dit-elle. Kim Si-eun a interprété cette scène avec une maestria qui concentre tout le génie du cinéma sud-coréen.

Le cas personnel de Kim Sohee nous conduit à une problématique universelle : l’appât du gain qui porte l’estocade aux rêves, aux espoirs et à l’innocence des jeunes.

Les Tunisiens qui travaillent dans des centres d’appel s’apercevront, en regardant ce film, qu’ ‘‘𝐴𝑏𝑜𝑢𝑡 𝐾𝑖𝑚 𝑆𝑜ℎ𝑒𝑒’’ n’est ni une parabole, ni une métaphore ; ce n’est rien d’autre que la réalité. Ayant une idée précise des conditions de travail dans nos centres d’appel téléphoniques, je puis vous assurer qu’il existe de nombreuses Kim Sohee en Tunisie. Mais ceci est un autre sujet qui mérite qu’on lui consacre une véritable attention et une étude particulière. Ce qui se passe dans la plupart des centres d’appel en Tunisie est tout bonnement scandaleux ! On y reviendra peut-être un jour…

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