Tunisie en souffrance ou le choc de Bargou 

Le 4 mai 2025, j’ai rejoint une caravane médicale à Bargou, au cœur du gouvernorat de Siliana, organisée sous l’égide du ministère de la Santé par l’association Paract Club, en collaboration avec l’administration régionale de la santé. Une initiative salutaire qui a permis à plus de 1200 personnes de bénéficier de consultations gratuites dans plusieurs spécialités. Mais au-delà des chiffres et des efforts louables, j’ai découvert, loin des capitales et des caméras, une réalité bouleversante : une population épuisée, oubliée, abîmée dans son corps et dans son psychisme. Ce n’est pas un simple constat médical, mais une urgence humaine et collective. (Ph. عائد بحول الله  de Aïcha Filali, Canevas brodé sur simulation de camionnette visible au musée Safia Farhat, à Radès, jusqu’au 10 juin 2025 dans le cadre de l’exposition «Le passé ici et maintenant»).

Manel Albouchi *

Lors des consultations, des motifs reviennent sans cesse, presque mimétiques : douleurs cervicales, dorsales et lombaires; douleurs rénales sans origine organique claire;  troubles digestifs fonctionnels;  phlébites fréquentes;  troubles du sommeil; anxiété, irritabilité et tachycardie. 

    Ces symptômes relèvent très clairement, selon les critères du DSM-5, de plusieurs diagnostics. 

    1- Trouble d’anxiété généralisée (TAG) : qui se manifeste par une inquiétude constante, une tension musculaire, une irritabilité, des troubles du sommeil et une fatigue marquée. Les préoccupations s’étendent à toutes les sphères de la vie : santé, famille, sécurité, avenir… Ce trouble est souvent accompagné de dépression, de phobie sociale ou de trouble panique. À Bargou, ces symptômes traduisent une angoisse existentielle généralisée, ancrée dans une insécurité chronique. 

    2- Trouble somatique : de nombreux patients décrivent des douleurs physiques persistantes, sans lésion identifiable. Ces manifestations somatiques sont le langage d’un traumatisme enkysté. Comme l’explique Bessel van der Kolk dans ‘‘Le corps n’oublie rien’’, le traumatisme modifie la perception de soi et du monde, s’inscrivant dans la mémoire corporelle. À Bargou, le corps parle la langue du silence dans une tentative de survivre. 

    3 – Trouble de stress post-traumatique (TSPT) : chez les enfants, les femmes, les adolescents, nous avons observé des signes clairs de traumatisme : hypervigilance, crises d’angoisse, troubles du sommeil, retrait émotionnel… Le trauma ne résulte pas d’un seul événement, mais d’une accumulation de pertes, de violences invisibles, de défaillances parentales ou institutionnelles. En effet, l’absence de repères sécurisants pérennise un état d’alerte qui empêche la reconstruction. 

    Mais attention, ces diagnostics ne sont pas des étiquettes, mais des cadres de compréhension pour une prise en charge appropriée. 

    Un désert médical, une population à bout 

    Bargou ne compte qu’un seul médecin généraliste. Aucun spécialiste, aucun psychiatre, aucun psychologue. L’hôpital ne dispose pas de médicaments essentiels tels que l’insuline. L’accès aux soins est devenu un luxe. Le soin psychique, une abstraction. 

    Ce désert médical s’accompagne d’un effondrement du soutien social, d’un chômage massif et d’une précarité économique qui achèvent de couper les derniers fils entre l’individu et la société. 

    La phlébite, fréquente dans la région, est une inflammation des veines, souvent liée à une mauvaise circulation sanguine et à l’immobilité prolongée. Mais ici, elle est bien plus qu’un simple trouble médical. Elle symbolise un blocage du système circulatoire collectif : un peuple qui ne circule plus, qui ne rêve plus, comme si le sang même de la société s’était figé dans ses veines les plus périphériques. 

    Des pères absents, des mères résistantes 

    Sur le plan social, les observations convergent vers une désintégration des repères traditionnels :  figures paternelles absentes ou dysfonctionnelles; mères en situation de surcharge mentale et émotionnelle; violences familiales; chômage structurel et absence de perspectives; scolarisation perturbée et harcèlement scolaire signalé;  absence d’accès régulier aux soins spécialisés. 

      Les récits familiaux relatent des figures paternelles absentes physiquement ou psychiquement : enfermés dans l’alcool, partis chercher un espoir ailleurs ou enfermés dans leur propre silence, des mères combattantes qui tiennent le front, élèvent seules les enfants, résistent à la fatigue, à la peur, à la honte.  

      Parmi ces femmes, certaines ont de la chance de pouvoir trouver une place saisonnière à l’arrière des camions comme travailleuses agricoles, et il leur faut encore de la chance pour ne pas être victimes d’accidents de la route. Ces femmes mettent ainsi en danger leur propre sécurité et leur bien-être. Elles sont l’incarnation silencieuse du dévouement maternel, de cette dignité blessée qui supplie sans bruit.  

      Les enfants, quant à eux, se plaignent d’harcèlement scolaire, d’insécurité émotionnelle, de cauchemars. Ils grandissent dans une atmosphère étouffante, où la parole est tue, où l’émotion n’a pas de cadre pour s’exprimer sainement. 

      En effet, les dynamiques familiales génèrent des troubles de l’attachement, des carences affectives précoces et des anxiétés profondes chez les enfants. Certains présentent des signes évocateurs de TDAH, d’anxiété infantile, ou de troubles comportementaux issus d’un contexte instable. 

      Le symptôme n’est que le langage de l’âme 

      En tant que psychanalyste jungienne, je considère que ces douleurs ne sont pas uniquement d’ordre médical; elles ont une dimension symbolique, porteuse de sens. Le corps devient le théâtre où s’expriment les conflits invisibles de l’âme et les blessures de l’inconscient collectif. 

      La phlébite, cette inflammation veineuse fréquente à Bargou, traduit une énergie vitale stagnante. Elle symbolise une société dont la circulation des idées, des rêves, des ressources est interrompue. Comme une rivière sociale détournée, la vie ne circule plus librement. 

      La douleur dorsale reflète le poids d’un monde que l’on porte seul, sans soutien. C’est le dos des mères, des pères absents, des enfants précocement responsables. 

      L’insomnie est le symptôme d’une incapacité à se déposer dans le sommeil, dans la confiance. Elle parle d’un monde perçu comme instable, dangereux, incapable d’accueillir l’abandon. 

      La tachycardie, enfin, est ce battement du cœur devenu assourdissant, comme un cri intérieur : «Je suis encore vivant». C’est la tentative désespérée de ne pas sombrer dans l’indifférence. 

      Les symptômes, ici, sont des messages. Des fragments de vérité envoyés par l’âme à un monde qui n’écoute plus. Les ignorer, c’est nier ce qu’il y a de plus humain en nous. 

      Ce que Bargou révèle à la Tunisie et au monde 

      Ce que nous avons vu à Bargou n’est pas une exception, mais un concentré. Un révélateur. Une vérité que notre société refuse de voir : les inégalités ne sont pas seulement économiques ou géographiques, elles sont aussi émotionnelles, symboliques et institutionnelles. 

      Ce que Bargou nous enseigne que l’absence de soin psychique fragilise les bases mêmes du vivre-ensemble; que la négligence institutionnelle alimente le désespoir collectif; et que le corps est un signal d’alarme politique et social. 

        Comment reconstruire ? 

        1. Former et déployer des équipes de santé mentale de proximité, intégrant psychologues, psychiatres et travailleurs sociaux. 

        2. Créer des espaces communautaires de parole, de soutien familial et d’éducation émotionnelle. 

        3. Mettre en place un dépistage précoce dans les écoles et les centres de santé, avec des outils standardisés pour identifier les enfants à risque (TDAH, troubles anxieux, troubles de l’attachement). 

        4. Intégrer la santé mentale dans les politiques sociales, éducatives et économiques, comme priorité stratégique. 

        Bargou est un miroir tendu  

        Cette caravane, nous a permis de rencontrer et d’écouter ceux que l’État semble avoir abandonnés. 

        Ce n’est pas Bargou qui est malade, c’est le lien social qui l’est. Ce sont les institutions qui ont déserté. Ce sont les rêves collectifs qui se sont tus. 

        Bargou est un cri. 

        Le cri d’un peuple que l’on n’entend plus. 

        Le cri d’un féminin sacrifié, d’une enfance brisée, d’un homme effacé. 

        Le cri pour un monde plus juste, plus incarné, plus humain.  

        * Psychothérapeute, psychanalyste.

        Sources : 

        DSM-5 Manuel Diagnostique et Statistiques des Troubles Mentaux, 5e édition.  

        Bassel Van der Kolik. Le corps n’oublie rien : le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du traumatisme. 

        C.G. Yung. L’âme et la Vie. 

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