Dans cette «Lettre ouverte au chef de gouvernement», l’auteur partage sa vision du futur des des villes et territoires en Tunisie. Et fait des propositions pour une planification urbaine stratégique.
Par Rachid Taleb *
Monsieur le chef de gouvernement,
Je suis un urbaniste tunisien, aux bords de la retraite, et toute ma carrière professionnelle, depuis 1974, a été consacrée au développement urbain et territorial, en Tunisie, dans les pays du Maghreb et en Afrique francophone.
Je tenais à partager avec vous ces réflexions sur le futur de nos villes, suscitées par la conjoncture actuelle du pays et par certaines initiatives récentes telles que celle menée sous l’égide de la Fédération nationale des villes tunisiennes (FNVT) portant sur le renforcement et la diffusion des initiatives de planification urbaine stratégique et intitulée «Medinatouna».
Cela fait longtemps en effet que nous militons (professionnels et enseignants) pour l’avènement de ce type de démarche qui, en dehors de toute considération «participationniste», prend en charge l’ensemble des facteurs d’évolution des villes dans le cadre d’une «vision» prospective et intégrée.
1. La ville tunisienne, malade de sa mauvaise gouvernance ou d’une volonté d’opacité?
Ce qui a caractérisé le développement de nos villes depuis des décennies, c’est précisément le déficit en matière de prospective et surtout l’absence d’une approche intégrée de son développement, en tant d’espace vital dans le territoire, interagissant avec lui : de la bonne santé de la ville dépend en effet celle du territoire «commandé» et, inversement, une ville ne pourra remplir correctement ses vocations que si elle est appuyée par un arrière-pays d’où elle puise son énergie, son eau, son approvisionnement, une bonne partie de sa main d’œuvre, ses matériaux de construction, etc.
Les approches sectorielles portant sur la ville ont toujours été caractérisées par leur segmentation extrême : héritage institutionnel ou déterminisme assumé, l’action publique sur la ville brille, à ce jour encore, par son incohérence et sa faible efficience.
Des fortunes ont été dépensées par les pouvoirs publics pour essayer d’améliorer l’état de telle ou telle composante, de tels ou tels types de quartiers ou de telle ou telle institution. Dans le meilleur des cas, nous sommes parvenus à éteindre des incendies ponctuels ou à rectifier une image de la ville, par ailleurs sérieusement écornée.
A aucun moment ni dans aucun discours officiel, l’espace que représente la ville n’a été abordé en tant qu’entité globale à la fois physique, sociale, économique, écologique et autre. Tout semble se dérouler comme s’il suffisait de rajouter une ou deux opérations de l’Agence foncière de l’habitat (AFH), à une zone industrielle de l’Agence foncière industrielle (AFI) et à quelques infrastructures d’échanges et de communication pour considérer qu’on s’est occupé du devenir de la ville.
Les espaces publics extérieurs ne sont pas en reste, oblitérés par les conflits d’usage avec les commerces et services riverains, et aménagés avec une parcimonie de moyens qui frise l’indigence.
Le caractère simpliste de cette attitude masque en réalité une mauvaise foi alimentée par la volonté d’échapper à toute transparence dans la gestion de la ville et de son devenir (un précédent ministre de l’Equipement, brillant ingénieur par ailleurs, m’avait même rétorqué un jour que les outils de la planification urbaine valaient politique de la ville !).
A ce jour, aucun Schéma directeur d’agglomération établi en conformité avec le Code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme (Catu) n’a été approuvé dans les formes légalement prévues, ce qui remet en cause leur opposabilité et confirme la volonté d’opacité sur la ville. A titre anecdotique, mais révélateur, le mot «ville» apparaît 6 fois dans le Catu en vigueur, qui compte 237 pages, dans des locutions anodines où il est question de gaz de ville, d’agglomérations nommément désignées nécessitant l’élaboration d’un schéma directeur d’aménagement (SDA) ou d’autres détails.
Pourtant, ce même Catu avait prévu l’instauration d’un Comité interministériel pour l’aménagement du territoire (Ciat) avec notamment pour mission «d’arrêter les grandes options d’aménagement du territoire, d’assurer la cohérence spatiale entre les différents programmes d’aménagement et d’équipement et de donner son avis dans le cadre de ces attributions sur… les grands programmes de développement des villes.»
A ce jour et depuis 1994, le Ciat a dû se réunir une ou deux fois et pour ne rien décider.
Le récent exercice de prospective sociétale et économique mené par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites), ‘‘Tunisie 2025’’, a brillé, lui aussi, par cet aveuglement génétique qui caractérise l’administration tunisienne dès lors qu’il s’agit de la ville ou des territoires. Le mot «ville» y est cité deux fois sur 217 pages. Le plan ‘Régions’ qui préfigure une «nouvelle vision du développement régional, des villes, des infrastructures et de l’aménagement du territoire» se résume à une demi-page qui prévoit des investissements publics et privés en matière d’infrastructures, de logistique et d’aménagement du territoire, mais rien pour la ville et rien en matière de réflexion sur le rôle que l’espace urbain et régional devra jouer pour la réalisation des objectifs cités. La ville y est pour ainsi dire totalement ignorée en tant qu’espace abritant la plus grande part du PIB national qui a besoin de réflexions et d’ingénierie pour valoriser son potentiel et sur lequel on peut interagir pour mieux enclencher les processus de développement régional, chaque ville «commandant» un territoire plus ou moins vaste selon son statut administratif et sa capacité de rayonnement.
Cette négation de l’urbain dans les seuls documents législatifs et de prospective qui auraient pu y faire référence est symptomatique d’un mal profond qui ronge les pouvoirs publics: celui de la spéculation foncière qui constitue l’assise même du pouvoir politique en Tunisie.
Des quartiers entiers «spontanés» ont été érigés sur des propriétés agricoles publiques.
Pour paraphraser une célèbre formule, on peut affirmer qu’«au commencement était le foncier». La quasi-totalité des maux dont souffrent nos villes serait sérieusement atténuée si les pouvoirs publics maîtrisaient un minimum les transactions foncières. Or, non seulement on ne veut pas les maîtriser, mais, bien pire, on érige de nouvelles conditions à l’expropriation pour cause d’utilité publique, stérilisant l’action publique.
On n’arrête pas de découvrir le nombre de plus en plus impressionnant de projets publics bloqués depuis des années pour cause de non-maîtrise du foncier. Des quartiers entiers «spontanés» ont été érigés sur des propriétés agricoles publiques, au vu et au su de tout le monde. Ces quartiers sont aujourd’hui devenus des communes de plein exercice requérant l’appui de la collectivité nationale alors que les bénéficiaires des lotissements clandestins, ayant détourné des biens publics, et parfaitement connus depuis des lustres, coulent des retraites heureuses et calmes.
Nos villes sont encerclées par des enclaves acquises au prix du terrain agricole par des spéculateurs qui attendent que la ville «vienne à eux» pour réaliser des bénéfices énormes et moralement inacceptables (enrichissement sans cause).
Les édiles locaux, une fois arrivés à la tête des institutions communales, mettent leur priorité dans la révision des plans d’aménagement urbain (PAU) en vigueur, le plus souvent pour intégrer ces enclaves au périmètre d’aménagement, alors même que ces PAU recèlent d’énormes potentialités foncières non exploitées, car la taxe sur les terrains non bâtis (TNB) est loin d’être dissuasive en Tunisie.
Le ministère de l’Education nationale a été pour sa part à l’origine de graves distorsions des périmètres d’aménagement des villes tunisiennes à l’occasion du programme Paqset (Projet d’amélioration de la qualité du système éducatif tunisien), financé par des bailleurs de fonds internationaux, par ailleurs très stricts sur le respect de certaines normes et règles.
Les terrains retenus pour des dizaines de lycées et collèges sont de façon systématique localisés en dehors des limites de PAU, le motif invoqué étant celui du prix du terrain, alors même que le PAU a prévu plusieurs emprises réservées à des établissements d’enseignement et que ces emprises sont gelées et leurs anciens propriétaires pénalisés pour rien.
L’AFI, de son côté, ne comprenant le foncier industriel que sous la forme de «zones» s’étendant sur des dizaines d’hectares, est contrainte pour les mêmes motifs à s’exiler en dehors des limites du PAU, créant de facto des zones d’appel à l’urbanisation spontanée dans un premier temps, puis à l’extension inconsidérée du périmètre d’aménagement.
Alors quand les pouvoirs publics veulent faire du logement pour les plus démunis pour satisfaire des besoins énormes et pour contourner les filières de l’habitat spontané, ils se heurtent d’emblée au prix des terrains, surévalués du fait des pratiques spéculatives.
Cette quadrature du cercle de l’habitat social n’est pas près d’être résolue, sauf à revoir complètement la question foncière et le système des aides au logement. Et il en est de même pour toutes les autres composantes du fait urbain, pensées à travers une pratique de planification et de mise en œuvre uni sectorielle et conditionnées par les tentacules de la spéculation foncière.
Même la loi sur la protection des terres agricoles n’arrive pas à contraindre ces détournements et des pratiques dérogatoires sont généralement admises sous l’autorité du représentant de l’Etat à l’échelle régionale, au prétexte de la création de l’emploi ou de l’accélération des procédures.
Bref, la spéculation foncière tient nos villes en otage!
Sur un autre plan, l’absence de convergence de l’action publique sur la ville est patente dès lors que l’on a affaire aux infrastructures de transport, de communication, d’eau potable, d’énergie et autres.
Place de Barcelone, la seule place digne de ce nom de tout le Grand-Tunis, a été tuée avec les transports en commun.
Le réseau de TCSP (transport collectif en site propre) du Grand Tunis converge vers la Place de Barcelone qui n’a jamais été pensée pour cette fonction. On aggrave dans un premier temps la situation en lui adjoignant les modes du bus et des taxis pour en faire un semblant de gare multimodale. Et la situation va encore empirer lorsque le RFR (réseau ferroviaire rapide) entrera en fonction. Or, il s’agit de la seule place digne de ce nom de tout le Grand-Tunis avec un ordonnancement architectural et des constructions à valeur patrimoniale en plein cœur de l’hypercentre et on l’a tuée avec les transports en commun. Deux grandes conséquences de cette absence de vision intégrée et de partenariat inter sectoriel :
– l’hypercentre de Tunis, désormais accessible, a vu arriver une quantité innombrable de populations des quartiers populaires péricentraux et périurbains, paupérisant sa fréquentation et encourageant l’établissement de commerces et de services adaptés à cette chalandise particulière;
– la deuxième conséquence est le congestionnement de la circulation dans l’hypercentre du fait du passage récurent des rames de TCSP, en faisant une zone répulsive pour les usagers véhiculés.
Paupérisation et perte de fonction de l’hypercentre sont des conséquences directes de la planification du TCSP en dehors de considérations urbanistiques et d’économie urbaine. On a certes considéré l’économie du projet, mais pas celle de la ville qui, en perdant son hypercentre, a perdu un gisement extraordinaire d’attractivité et de compétitivité. Il est arrivé à cet espace ce qui arrivé au lendemain de l’indépendance pour la Médina de Tunis, désertée par ses occupants initiaux et envahie par l’afflux de populations d’origine rurale, entraînant sa perte de fonction et sa marginalisation sociale et fonctionnelle.
Aucun autre tissu multifonctionnel n’est pensé dans les projets en cours pour combler ce vide : des opérations d’habitat pour les catégories moyennes et supérieures, des zones industrielles de plus en plus éloignées des zones résidentielles urbaines et… des grands projets, monstres spéculatifs internationaux sans objet, ni demande, ni besoin explicite sinon celui de faire de l’argent sur un foncier à l’origine public.
Pour la grande majorité de la population tunisienne à faible revenu, aucun projet public d’habitat n’émerge à ce jour. Tout semble se passer comme si, battus d’avance, les pouvoirs publics abandonnent leurs prérogatives et laissent le soin à l’informel de résoudre ce problème, majeur par son ampleur et par sa dimension politique.
Les infrastructures d’eau et d’électricité ne sont pas en reste puisque les organismes concessionnaires ont renoncé dans certaines villes (comme Sfax) à exiger le permis de bâtir et la conformité au PAU comme préalable à la desserte des projets individuels. La tendance y est à l’exploitation spontanée du foncier patrimonial (familial) pour contourner les procédures de lotissement et d’autorisation de bâtir.
Le résultat en est une «Rbatisation» des Jnenes, un encombrement fatal des grands axes radioconcentriques et au classement de l’agglomération comme capitale de l’habitat informel (pas forcément social et pauvre, d’ailleurs).
Cette nouvelle configuration compromet de plus en plus l’accessibilité de l’hypercentre d’origine coloniale et de son extension dans l’opération de Sfax Jadida. Là aussi, l’absence de vision globale et intégrée péjore l’image de la ville, son attractivité et sa compétitivité. Un manque à gagner énorme découle de cette situation qui devrait se traduire par un PIB régional beaucoup plus faible que celui que mériterait l’esprit d’initiative et entrepreneurial des habitants de la ville.
Or, cet état de fait n’est pas une fatalité ni le résultat d’une quelconque tare originelle qui plomberait nos villes, à l’histoire féconde et au prestige reconnu. Cette situation de crise urbaine aggravée est préjudiciable au développement économique, social et culturel du pays, car c’est une vérité scientifique que de considérer que l’espace vécu agit sur la société autant que l’inverse.
Autant le dire directement, les efforts pris en faveur du décollage économique ne pourront porter leurs fruits que lorsqu’on aura pris à bras le corps les maux urbains et territoriaux du pays. Quel entrepreneur raisonnable s’aventurera avec ses capitaux et ses cadres dans une ville à la ségrégation spatiale poussée, au coût du foncier dépassant en valeur absolue celui des grandes capitales européennes, aux conditions de mobilité pénibles, à une situation de l’environnement structurellement défaillante, à la gestion communale presqu’entièrement dépendante de dotations de l’Etat et au capital patrimonial bâti en voie de dégradation avancée?
Que peut-on attendre des actions publiques détachées des réalités vécues et conditionnées par les volontés éparpillées des ministères de tutelle, sans que personne ne se soucie du devenir global du territoire traité?
2. Pour une politique volontariste de la ville
Une politique de la ville, dans sa transversalité assumée, devrait concerner :
– la capacité à mobiliser le foncier périurbain au profit du secteur public : condition sine qua non pour limiter la spéculation, assurer à la ville une croissance harmonieuse et rationnelle et prodiguer à l’institution municipale des ressources pérennes et conséquentes;
– l’habitat social et des plus démunis : actuellement en dehors des circuits de l’habitat formel et source de frustrations et de désordres sociaux de tout ordre;
– l’habitat dit spontané: pour une prise en charge radicale du problème, avec des procédures qui assurent la réplicabilité de l’action publique;
– l’habitat ancien : valeur patrimoniale, mais aussi d’usage, considérable et en voie de dégradation avancée;
– la mobilité urbaine: tous modes confondus, en relation avec les grands équilibres fonctionnels des tissus urbains;
– l’environnement urbain dans toutes ses dimensions d’embellissement, de gestion des nuisances, de sauvegarde des ressources naturelles…;
– la précarité en milieu urbain: pauvreté, insécurité foncière, le droit à la ville, le droit au logement…;
– le coaching des collectivités locales : nouveaux territoires et nouveaux élus;
– les incitations à la création d’entreprises et d’emplois : foncières, financières, fiscales…;
– la cohérence (convergence) de l’action publique : équipements et interventions sur les quartiers;
– la prise en charge des infrastructures urbaines (hors lotissements et plan d’aménagement de détail, PAD) : voiries et autres viabilités;
– la mobilisation des acteurs porteurs de stratégies: investisseurs, ONG, think tanks…;
– l’intégration régionale: capacité des villes à être de véritables moteurs du développement régional;
– une gouvernance territoriale intégrée portant sur un territoire largement dimensionné et dégagée des préoccupations électoralistes: la ville est là pour des siècles, alors qu’un maire ne dure que quelques années!
Il faut bien reconnaître que ces sujets, pourtant essentiels pour le devenir des villes, de leurs populations et de leurs économies, sont pratiquement inexistants des préoccupations et des discours des institutions en place.
Ces problématiques ont toujours existé dans nos villes, mais elles ont été systématiquement soit minorées et gérées à travers des lorgnettes sectorielles, soit carrément ignorées.
L’espace est perçu, dans le meilleur des cas, comme une résultante des actions sectorielles, désordonnées, incohérentes dans le temps et dans l’espace. Il n’aurait pas de déterminisme propre et donc ne mériterait pas plus d’attention que cela.
L’action gouvernementale sur les villes a toujours été considérée comme la prérogative du secteur de la planification urbaine. Or, cette planification se limite à une répartition spatiale de la rente foncière selon des règles et des normes datant des années 60 (règlement Zenaïdi) sans aucune interférence avec les autres actions gouvernementales ni avec l’action communale. Il s’agit simplement d’établir une règle du jeu pour que la spéculation foncière puisse s’exercer librement.
La ville tunisienne souffre également d’un déficit abyssal en matière de réflexions, de recherche scientifique et de débats publics, conforme à la volonté d’opacité citée plus haut. Les institutions chargées de la formation des urbanistes et des chercheurs ont brillé par «l’académisation» de la formation enfermée dans des visions théoriques (souvent scientifiquement dépassées) et détachées des réalités vécues par les acteurs de la ville, sans aucune possibilité d’évaluation.
Les diplômés sont souvent désemparés une fois dans le monde du travail. Ne s’en sortent que ceux qui ont eu l’intelligence de se «brancher» sur des matières annexes ou connexes liées aux nouvelles technologies.
Le nombre de docteurs produits par l’université tunisienne et le volume de leurs productions de recherche dans le domaine de la ville sont restés à l’échelle anecdotique.
Aucun discours officiel émanant d’un ministre, d’un chef de gouvernement ou d’un président de la république n’a été prononcé depuis l’indépendance sur les thématiques de l’aménagement du territoire, de la ville ou de l’architecture.
Aucun débat officiel public n’a concerné ces mêmes thématiques. Même les «concertations» engagées à l’occasion de la sortie de tel ou tel schéma directeur n’ont jamais dépassé le stade de l’«information» lorsque les populations en sont absentes et que les secteurs concernés invités se font généralement représenter par d’honorables fonctionnaires démunis de toute culture urbanistique ou de pouvoir de décision dans le domaine. Cela prouve le peu d’intérêt porté pour les questions de l’organisation de l’espace de la part des plus hautes autorités de l’Etat et la volonté de confiner la décision (donc le pouvoir sur la ville) entre certaines mains.
Les événements de 2011, qui ont permis de faire évoluer les pratiques et les acteurs politiques, sont essentiellement dus au gigantesque hiatus existant entre les espoirs suscités par les schémas directeurs produits (mais légalement jamais validés) et le manque d’efficience de l’action publique sur les territoires concernés.
Cette tare frappant l’action publique est essentiellement due à l’éparpillement spatial des interventions (politique du saupoudrage), à l’absence de prise en charge des actions nécessitant plus d’un opérateur pour sa réalisation ou de celles nécessitant une mobilisation foncière importante.
Même au sein d’un même ministère, deux opérateurs sous tutelle rechignent généralement à coopérer pour réaliser un projet intégré. La rigidité de la gestion de la dépense publique et les «jalousies» départementales ont fait que les contrats de partenariat intersectoriels sont l’exception dans un domaine où toute action exige pourtant la transversalité des approches. Ce n’est qu’à l’occasion des «projets urbains» à financement international que des montages intersectoriels ont pu rarement voir le jour, comme conditionnalité des aides extérieures.
Même à l’échelle locale, les regroupements de communes (intercommunalité) en vue de réaliser des projets d’intérêt partagé ou nécessitant des moyens dépassant ceux d’une seule entité, n’ont jamais pu voir le jour, bien que prévus par les textes en vigueur !
Il s’agit donc d’un problème général de gouvernance (et de partage du pouvoir sur l’espace) qui serait une des causes de l’absence de toute préoccupation spatiale dans les interventions sectorielles. Des pays techniquement plus évolués que le nôtre se sont orientés depuis de nombreuses années déjà vers des pratiques de «territorialisation de l’action publique», postulant qu’à chaque type de territoire, des enjeux spécifiques nécessitent des approches particulières.
A première vue, cela semble évident, et pourtant… ! On continue chez nous à créer des lycées d’enseignement général dans des villes situées en pleine zone d’agriculture irriguée faisant que ce secteur économique souffre d’un manque flagrant de personnel formé. Les CFP (Centre de formation professionnelle) ne sont pas en reste et sont éparpillées sur le territoire national en fonction d’une logique essentiellement quantitative.
On continue à projeter et à réaliser des zones industrielles dans des villes où tout le monde sait que les industriels n’iront pas investir (cf. le nombre des invendus chez l’AFI) alors que ces mêmes villes voient se développer de façon informelle des espaces d’activité et de petits métiers urbains.
Ces types de dysfonctionnements sont légion, ils montrent en tout cas que les vraies potentialités de nos territoires sont peu connues et ne sont pas valorisées par l’action publique obnubilée par des règles obsolètes de répartition quantitative de l’investissement public.
La ville est la première victime de cette défaillance de la gouvernance nationale. Alors que les pays voisins (Algérie et Maroc) se sont attelés depuis de nombreuses années à définir et à essayer de mettre en œuvre une politique de la ville, la Tunisie, du haut sa rente d’histoire urbaine trimillénaire, continue d’ignorer superbement le problème. Jusqu’à quand ?
L’initiative évoquée portant sur la planification stratégique en tête de cet écrit fait face à celle appuyée par un autre bailleur de fonds et intitulée «Programme d’appui à la structuration de la politique de la ville». Les composantes de ce programme ont peu de choses en commun avec les présupposés d’une véritable politique de la ville.
Ces deux initiatives, louables par ailleurs, sont chaperonnées par deux ministères différents qui courent après des objectifs proches, mais qui, dans leurs prérogatives officielles, n’ont pas explicitement en charge les questions et les problèmes de la ville. S’agirait-il d’un nouveau «territoire» convoité pour lequel on cherche à se positionner ? Faudra-t-il un jour recourir à l’arbitrage entre des institutions censées se préoccuper du développement du pays et du bien-être de sa population ?
3. Que faire, aujourd’hui ?
La situation de crise urbaine aiguë nécessite des réponses énergiques et radicales, échelonnées dans le temps avec une feuille de route adaptée à l’architecture institutionnelle du pays et à la complexité des problèmes à résoudre.
A court terme :
– préparer une réunion du Conseil interministériel pour l’aménagement du territoire (Ciat) dans une session extraordinaire pour examiner la situation existante des territoires et des villes et mettre en place un train de réformes. La préparation de cette session ne devrait pas être confiée à un département ministériel particulier. Préférer un panel d’experts indépendants;
– organiser, sous l’égide du Ciat et dans la foulée de la session extraordinaire, un débat national sur le futur des villes et des territoires;
– mettre en place, au sein même du gouvernement, un pôle de transversalité associant les départements de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, des affaires locales, de l’environnement et du développement. Ce pôle serait habilité à interpeller les départements sectoriels et capables de parler d’une seule et même voix ferme et coordonnée, dès lors qu’il s’agit d’intervenir sur l’espace. Cela permettra notamment de dire «non» aux implantations hors PAU, de faire converger l’action publique vers la résolution des problématiques locales, de favoriser l’intégration de la planification spatiale et celle du développement économique et social;
– créer des agences d’urbanisme et d’aménagement dans les grandes villes du pays (une étude est en cours et ses résultats mériteront toute l’attention des décideurs);
– préparer (avec l’aide de l’Institut national de la statistique, INS) les conditions de l’avènement d’une connaissance nominative et détaillée des populations en situation de précarité afin de concentrer les aides publiques au logement.
A moyen terme :
– créer une Instance supérieure chargée de la politique de la ville et de l’aménagement du territoire, placée sous la tutelle du chef de gouvernement et dont le financement, le fonctionnement et les démembrements régionaux seront déterminés en temps voulu;
– adopter les textes juridiques qui donnent priorité à l’achat à la collectivité locale compétente de tout foncier distant de 10 kilomètres des limites des agglomérations et qui fixent les conditions de leur acquisition, sans qu’il soit besoin de passer par les procédures du PIF (périmètre d’intervention foncière) et du PAD;
– créer une caisse (ou un fonds) auprès de la Caisse des prêts et de soutien des collectivités locales (CPSCL), qui sera devenue Banque des CL entre-temps, en vue du financement de ces acquisitions;
– organiser l’action des agences d’urbanisme et d’aménagement en tant que bras opérationnel de l’Instance évoquée;
– mettre en place des incitations réelles et crédibles pour une répartition rationnelle de la population, des investissements et des infrastructures sur le territoire national;
– doter les futures collectivités locales de moyens humains conséquents et adaptés à leurs prérogatives;
– remplacer les systèmes d’aide «à la pierre» par un dispositif d’aide à la personne en vue de favoriser l’accès au logement aux plus démunis;
– restructurer l’appareil de formation universitaire dédié à la ville et aux territoires et encourager fortement la recherche dans le domaine.
A plus long terme :
– adapter les interventions du secteur public sur les tronçons sensibles de la politique de l’habitat (le spontané, le social, l’ancien) à la demande réelle de la majorité des Tunisiens;
– prendre en charge l’habitat ancien avec des formules de partenariat public-privé ou de société d’économie mixte associant l’Etat, les futurs districts, les collectivités locales et le secteur privé;
– permettre aux futures collectivités locales de développer des pratiques de marketing territorial dans le cadre d’un système d’émulation contrôlé et régulé par l’Etat;
– instaurer une politique d’aménagement et de préservation des espaces publics urbains, propriété de tous et apanage de la communauté;
– mettre en place de nouvelles procédures de production de la ville, intégrant des tissus polyfonctionnels, et des nouvelles dispositions de financement et de gestion des espaces produits.
Avec l’espoir d’avoir attiré votre attention sur un secteur vital de notre identité nationale et de notre développement économique et social, je vous prie monsieur le chef de gouvernement de bien vouloir croire en ma disponibilité et accepter mes salutations respectueuses.
* Urbaniste.
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