Le livre de Hédi Yahmed écrit en arabe, sous le titre ‘‘J’ai été à Rakka’’ a le grand mérite de nous décrire le jihadisme de l’intérieur, à travers un exemple précis et un récit captivant.
Par Jamila Ben Mustapha *
L’auteur a préféré le terme relativement neutre de «salafiste jihadiste» à celui de «terroriste». Ce dernier mot peut vouloir dire, en effet, la chose et son contraire puisqu’il lui arrive d’être simultanément utilisé par des ennemis politiques, l’un contre l’autre, comme l’Iran et l’Arabie Saoudite. Éloigné de sa signification précise, ayant subi une inflation car il est actuellement, dans l’échelle des degrés, la pire accusation qui soit, le terme ne désigne plus chez celui qui l’emploie, que l’adversaire du moment.
Ce livre, auquel l’auteur, journaliste de son état, a choisi le sous-titre : ‘‘Évadé de l’État islamique’’, donne directement la parole à un jeune homme qui nous fait part, en même temps que des événements importants de sa vie, de ses pensées et de sa façon de voir les choses. Grâce à son témoignage, le salafisme jihadiste cesse d’être pour nous un phénomène extérieur et abstrait.
Un pur produit de notre société
Nous n’avons connu, jusque-là, que les actes et les vidéos de propagande de l’organisation de l’Etat islamique (Daech). Par le biais de ce qui se présente comme une autobiographie entrecoupée par des remarques de l’auteur qui interpelle le jihadiste Mohamed Fahem, nous savons ce qui se passe dans l’esprit de ce jeune âgé de 27 ans qui est loin d’être bête et qui est un pur produit de notre société, de ses écoles et de ses mosquées.
Il a eu une vie marquée par deux fuites clandestines déterminantes: l’une de Tunisie en Syrie, en décembre 2014; et l’autre, en sens contraire, seulement un an plus tard, en janvier 2016, de la Syrie vers la Turquie où il réside actuellement.
Dans quel type de milieu familial a-t-il grandi? C’est un être qui n’a subi de carences ni sur le plan alimentaire, ni sur le plan affectif : il a toujours vécu dans de bonnes conditions matérielles et a été chéri par sa mère et ses sœurs.
Il existe toutefois une ombre au tableau, celle de son père malade, effacé et auquel il n’a pas pu vraiment s’identifier. C’est peut-être aussi cela qui l’a poussé à chercher des pères spirituels auprès des imams et des cheikhs qui lui ont appris à réciter le Coran. Il considère ainsi Khatib Al-Idrissi, le chef du salafisme jihadiste en Tunisie, comme son modèle.
Un élément a été déterminant dans la radicalisation de Mohamed Fahem: ce sont les tortures qu’il a subies dans les prisons tunisiennes en tant que salafiste, avant et après la révolution de janvier 2011.
Tortionnaires et jihadistes
Jouant au football avec de jeunes barbus, il est arrêté sous le règne de Zine El Abidine Ben Ali et accusé de préparer avec eux des actions militaires contre le régime. Cette fausse accusation, même si l’adolescent de 17 ans est relâché, faute de preuves, se réalisera par la suite : il l’intégrera pour son propre compte et deviendra violent, entre autres, grâce aux soins des tortionnaires.
Quand les militants de gauche étaient torturés par les policiers sous les 2 régimes d’après l’indépendance, ceux de Bourguiba et Ben Ali, ils ne les percevaient pas, contrairement aux salafistes jihadistes qui viendront après eux, comme des «taghout» (appellation terrible donnée aux représentants de l’autorité) qu’ils auraient été heureux de tuer.
On peut dire que ces 2 grands ennemis, les tortionnaires de Tunisie comme les jihadistes qui pensent qu’on a le droit de tuer un «taghout» ou un mécréant, doivent être renvoyés dos à dos. Aucun d’eux ne fait honneur à l’humanité.
Ce qui est à remarquer, c’est la joie naïve et exagérée avec laquelle, au début de son périple, Mohamed Fahem entre dans les terres de l’État islamique : il se prosterne en signe de reconnaissance et croit qu’il va vivre dans un monde aussi parfait qu’un univers utopique, comme si une société sans problèmes pouvait exister.
Qu’en est-il du régime instauré par Daech? Il veut marquer une totale coupure avec le précédent par le changement des papiers d’identité, des noms des nouvelles recrues et des institutions qui sont désignées par des termes se rapportant à la société musulmane traditionnelle : Mouhajiroune, Ansar, ghazoua, ghanima, katiba, amir, diwan, etc., bannissant ainsi, 14 siècles d’histoire.
De l’enthousiasme au désenchantement
La déception de Fahem, devenu Abou Zakaria, sera aussi grande que son enthousiasme, quelques mois seulement après son arrivée.
Ce qui caractérise ce jeune homme, c’est sa nature tranchée et son esprit rebelle. Ce qui va le choquer dans cette société, ce ne sont pas les actes de barbarie illustrés par les meurtres, les profanations de cadavres même, c’est le manque de liberté et le sentiment d’injustice.
Il remarque l’arrogance des dirigeants locaux, leur préférence pour les autochtones par rapport aux combattants étrangers, mais surtout, se rend très vite compte que les régimes tunisiens successifs d’après l’indépendance, pourtant honnis, étouffaient moins l’individu que la dictature religieuse de Daech.
Une contradiction que nous avons trouvée effrayante, marque sa vie de militant de l’EI pour qui la devise sacro-sainte est la suivante : «Si tu ne tues pas, tu es tué». Après des journées où les combattants sont lancés dans des opérations et font donc couler le sang en vue de conquérir de nouvelles terres au bénéfice de Daech, où lui-même évoque la lapidation d’une femme adultère à laquelle il a participé ou l’aide qu’il a fournie à un policier coupant la main d’un voleur, tout ce beau monde va scrupuleusement faire ses prières.
C’est ce mélange bizarre entre l’accomplissement d’actes sanglants et le respect strict des rites religieux qui est choquant. La religion n’a-t-elle pas comme fonction de pousser l’être humain à devenir meilleur, plus respectueux de la morale?
Pourquoi Mohamed Fahem a-t-il, en fin de compte, quitté Daech, au risque de sa vie et au terme d’une fuite rocambolesque par la frontière syro-turque? Parce qu’en plus de cet écrasement de l’individu par le groupe, individu qui se trouve très vite pris dans un engrenage qu’il ne peut éviter que par une fuite très risquée, il ne s’entend pas, sur le plan théologique, avec son organisation.
La fuite en avant
Face à ce problème – comment juger un ignorant dans le domaine religieux? Doit-on l’excuser ou le traiter de mécréant, d’apostat ? –, les dirigeants de Daech adoptent la première attitude. Mohamed Fahem est plus radical qu’eux, il est partisan de la seconde, lui ainsi que son ami de Nabeul, Mohamed Ezzine, qui a fini par être condamné à mort par l’organisation, entre autres, pour ses idées jugées encore plus extrémistes. Lui-même risque ainsi d’être désigné et de subir le même sort que son ami !
De plus, après avoir reçu 20 coups de fouet pour un différend avec un Syrien de Rakka, qu’il ressent comme une injustice, Mohamed Fehem n’a plus d’enthousiasme au combat et doit pour cela passer en jugement. Le système du «piston» fonctionnant très bien, il ne s’en tire de justesse que parce que le juge du tribunal charaïque est quelqu’un qu’il connaît.
Pourquoi beaucoup de Tunisiens de Daech sont-ils, non seulement violents au niveau de leurs actes, mais rigoristes sur le plan de leurs idées? L’auteur propose une explication. Cette position dure sur le plan théologique, qui a vite fait de traiter un ignorant sur le plan religieux, d’apostat, est celle du cheikh saoudien Ahmad Al-Hâzimî, actuellement emprisonné dans son pays, qui est venu à plusieurs reprises en Tunisie sous la «troïka», l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, qui a dirigé le gouvernement de janvier 2012 à janvier 2014. Il a développé ses positions extrémistes dans beaucoup de mosquées du pays et a même organisé des séances de formation à celle de la Cité El Khadhra, à Tunis.
Daech vient de subir une défaite à Mossoul. Tout indique que cette organisation est entrée dans une phase de déclin, sur le terrain. Mais ce qui est grave, c’est que sa vision simpliste et dangereuse du monde s’est largement répandue à l’intérieur du peuple arabo-musulman. Elle s’est incrustée chez pas mal de Tunisiens, et notamment, ceux qui ont été empêchés de rejoindre la Syrie.
La grande bataille qui reste à faire est ainsi éducative et doit passer de la neutralisation des mains qui ont pris les armes, à celle des cerveaux qui les ont guidées. Elle prendra beaucoup plus de temps.
* Universitaire et écrivain, auteur du roman ‘‘Rupture(s)’’, Prix Comar Découverte 2017.
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