Visite de Youssef Chahed aux Etats-Unis en juillet 2017.
Les auteurs de cette tribune soumettent à l’administration Trump quelques recommandations sur l’aide à la Tunisie.
Par Eric B. Brown et Samuel Tadros *
Le pays qui, en 2011, a déclenché le Printemps arabe a amplement mérité le titre de success story de ce soulèvement régional. Cependant, les facteurs qui ont donné naissance à la nouvelle République tunisienne de l’après-2011 ne semblent plus suffire à maintenir cet édifice. En effet, la poursuite du processus de la transition démocratique dans ce pays se heurte actuellement à de nombreux obstacles, internes et externes, qui menacent sérieusement sa survie, sa réussite.
Un intérêt stratégique américain crucial
Malgré l’aide importante que lui ont fournie les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, la Tunisie se trouve confrontée à d’énormes défis économiques et sécuritaires et à des défaillances de gouvernance majeures. En outre, les ennemis de la Tunisie –l’Etat islamique et d’autres organisations terroristes– tentent de fracturer le système républicain tunisien en creusant plus profondément les nombreuses craquelures sociétales qui ont vu le jour dans le pays au lendemain de la révolution.
Sur le long terme, les Etats-Unis d’Amérique ont un intérêt stratégique tout à fait crucial à voir la Tunisie réussir son pari démocratique, car ce succès pourrait contribuer à résoudre la crise plus large de la bonne gouvernance et du républicanisme dans le monde arabe. Aucun programme d’aide des Etats-Unis à la Tunisie ne pourra atteindre les objectifs qui lui sont assignés, s’il n’est appuyé d’une stratégie diplomatique et politique qui porte à bout de bras, avec beaucoup de conviction, la République tunisienne dans sa lutte contre ses ennemis.
Une refonte de l’aide américaine à la démocratie tunisienne est d’une urgence absolue. Au lieu d’opter pour une réduction de moitié de ses programmes d’assistance à la Tunisie, les Etats-Unis devraient plutôt focaliser leur attention à la partie de bras-de-fer idéologique et politique qui oppose la république post-2011 à ses différents mécontentements. Et cette nouvelle approche requiert une connaissance parfaite des réalités locales et exige une analyse prudente des opportunités qui existent dans ce pays.
Certes, le renforcement des capacités du gouvernement tunisien reste encore nécessaire pour la bonne gestion des affaires du pays mais, aujourd’hui, la compétition politique se joue sur terrain d’une rivalité entre les factions religieuses et laïques, qui empêche l’émergence d’une véritable entente nationale.
Recommandations pour les décideurs américains:
. Le civil et le religieux
Outre une assistance à l’émulation partisane saine, l’aide américaine à l’exercice démocratique en Tunisie devra être repensée de façon à susciter une réelle compétition d’idées sur la réforme de l’Etat, une réflexion approfondie sur cette refondation qui devra associer les différents think-tanks du pays, ses institutions universitaires, entre les partis et au sein même de ces formations politiques.
Washington devra accorder un intérêt particulier au travail direct avec le parlement tunisien. Les Etats-Unis devront œuvrer à dissiper les méfiances qui existent entre les partis et appuyer ceux d’entre les dirigeants tunisiens éclairés –toutes tendances confondues– dans leur œuvre de construction de la nouvelle république tunisienne, plutôt que de servir leurs intérêts factionnels ou se soumettre à certaines influences étrangères.
Il s’agira d’investir plus de ressources à la promotion des relations personnelles essentielles entre les dirigeants émergents au sein du gouvernement, dans le monde des affaires et la société civile. Au niveau du gouvernement, cet appui devrait consister à favoriser la tenue de conférences et d’ateliers ciblés et les échanges entre législateurs afin de développer la bonne gouvernance. Les opportunités de la coopération non-gouvernementale devraient comprendre l’établissement de différents partenariats impliquant les syndicats, les entreprises, les groupes de métiers, les réseaux religieux et les médias.
Etablir des liens avec Ennahdha et soutenir ses efforts de transformation d’un mouvement islamiste en un parti islamo-démocrate devront être des priorités américaines à long terme de premier ordre. Les Etats-Unis devront mettre à profit toutes les opportunités qu’offrent les générations montantes, renforcer les tendances démocrates et pluralistes qui existent au sein d’Ennahdha et tenter de les institutionnaliser.
Dans le même temps, les Etats-Unis ne devraient en aucun cas négliger les divers acteurs laïcs de la scène politique tunisienne, notamment celles d’entre ces personnes et associations qui partagent avec nous les principes républicains.
Les Etats-Unis devraient traiter directement avec Nidaa Tounes afin d’encourager le processus de démocratisation interne de ce parti, saluer ce que cette formation politique a déjà accompli et appuyer ses efforts pour l’établissement d’une démocratie civile réelle. La poursuite de ce travail et l’évolution des tendances sécularistes sont aussi cruciales pour la démocratie en Tunisie que les changements qu’Ennahdha devra opérer en son sein.
Outre ce soutien qui devrait aider la Tunisie à contrecarrer les idéologies radicales et les extrémismes religieux, les Etats-Unis devraient également assister les Tunisiens à établir des contacts entre les réformateurs religieux du pays et leurs homologues dans la région, en particulier au Maroc.
Alors que, de toute évidence, un intérêt immédiat devrait être accordé à l’aspect pratique, la réforme de l’éducation civique représente, elle aussi, une nécessité absolue. Les avantages de l’éducation moderne doivent être étendus à tous les Tunisiens, y compris notamment ceux des régions du sud et des zones marginalisées du pays. Dans une certaine mesure, cette action requiert un renforcement des capacités du gouvernement et cela devra se faire par le biais d’une assistance directe au système éducatif tunisien et, plus important encore, par l’organisation et la responsabilisation des réformateurs de ce secteur, en leur permettant de mettre eux-mêmes en œuvre ces projets de transformation.
Les Etats-Unis devraient prêter main forte aux différentes parties œuvrant à l’amélioration des relations entre la religion et l’autorité de l’Etat. La Tunisie aura besoin d’une alternative à la tradition laïque rompue héritée de l’ère bourguibienne, c’est-à-dire cette école de pensée qui accordait aux acteurs religieux une certaine latitude d’exercice dans la sphère politique tout en exigeant d’eux à ce qu’ils soient modérés. Ceci est essentiel pour la promotion de la réconciliation nationale et pour garantir l’engagement des groupes religieux l’Etat civile. /…/
. L’économique
Soutenir les initiatives tunisiennes de lutte contre la corruption et donner naissance à une nouvelle culture économique. Le chef du gouvernement Youssef Chahed a déclaré «une guerre totale contre la corruption». Les Etats-Unis devraient fournir l’assistance technique, analytique et politique au gouvernement tunisien et aux Ong dans cette lutte anti-corruption. Cette aide pourrait prendre la forme d’une collaboration aux campagnes menées par le gouvernement, les médias et d’autres partenaires qui reconnaissent que la corruption est une question de sécurité nationale et que ce phénomène représente une menace sérieuse pour le système républicain du pays.
Tous les programmes d’aide économique américaine directe à la Tunisie –que leur objectif soit la promotion de la micro-finance ou de l’entrepreneuriat– devraient être conçus et évalués à l’aune de l’essentielle réduction de la préjudiciable omnipotence des machines politiques.
Développer une culture de l’initiative individuelle et de l’esprit d’entreprise est une condition indispensable à la vitalité économique du pays, car elle encouragerait les jeunes Tunisiens à créer eux-mêmes leurs propres opportunités d’emplois et d’affaires. A cette fin, la conclusion d’un accord de libre-échange total devient une nécessité absolue.
Nous devrions continuer sur la lancée des programmes initiés sous le mandat du Président Obama, notamment par le biais d’un fonds-entrepreneuriat qui octroie des capitaux de départ aux jeunes entrepreneurs tunisiens. Le Fonds d’entreprises tuniso-américain (Tunisian American Enterprise Fund, TAEF), administré par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), compte investir, sur une période de dix ans s’étendant jusqu’à 2027, 100 millions de dollars dans diverses projets industriels et à travers tout le territoire tunisien. /…/
. Le militaire
La réputation confirmée et renforcée des forces armées tunisiennes devrait être utilisée comme vecteur d’intégration nationale qui ouvre de nouvelles perspectives aux Tunisiens des régions marginalisées du sud du pays.
Les Etats-Unis devraient offrir aux membres de l’armée tunisienne des opportunités plus nombreuses d’étudier dans des écoles militaires américaines mais, probablement avant toute autre chose, un effort officiel et global devrait être investi dans la réforme de la formation des officiers tunisiens. Il convient, à cet effet, que l’instruction militaire mette l’accent non seulement sur les opérations armées complexes en milieu urbain et dans les régions de l’intérieur mais également sur l’Etat de droit et les stratégies économiques.
Réflexion traduite de l’anglais par Marwan Chahla
*Eric B. Brown et Samuel Tadros sont des collaborateurs émérites du Hudson Institute, un think-tank et centre de recherche américain conservateur, fondé par des membres de la RAND Corporation
**Le titre et les intertitres sont des auteurs.
Source: ‘‘Eurasia Review’’.
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