Crimes politiques et impunité en Tunisie

Le verdict prononcé cette semaine dans l’affaire de l’assassinat du dirigeant de gauche Chokri Belaïd, condamnant à de lourdes peines les exécutants directs de cet ignoble crime, continue d’alimenter la polémique sur l’impunité accordée jusque-là à ses responsables indirects, les membres du mouvement islamiste Ennahdha qui en seraient, selon leurs détracteurs, les commanditaires présumés.   

Par Ridha Kefi

Certains espèrent encore une suite du procès qui lèverait le voile sur les dessous de «crime islamiste» auxquels Kapitalis avait consacré en 2016 et 2017, une série d’enquêtes fouillées, réalisées par notre confrère et ami Abdellatif Ben Salem, qui a essayé d’établir sinon les liens du moins les connexions qui existaient au moment des faits – et qui existent encore peut-être aujourd’hui –, entre le mouvement international des Frères musulmans, dont Ennahdha est la branche tunisienne, et les organisations terroristes se réclamant de l’islam pur et dur. La fragmentation du mouvement islamiste global n’étant, en définitive, selon cette approche, qu’un jeu de rôles ou une répartition des tâches et des missions au sein d’une même nébuleuse affectionnant la clandestinité et le secret et dont le passé est entaché de violence et sang.

Reste que, d’un point de vue purement judiciaire, l’établissement d’un lien direct entre Ennahdha et les assassinats et crimes politiques commis au lendemain de la révolution tunisienne de 2011 et durant la période où les islamistes étaient au pouvoir dans notre pays, c’est-à-dire, très précisément, entre 2012 et 2021, ne va pas être une sinécure. Et pour cause, en Tunisie, comme partout ailleurs, dans les crimes politiques, les commanditaires savent effacer les traces et se cacher derrière un écran de fumée, d’où les difficultés auxquelles font souvent face les juges pour établir un lien matériel direct entre l’auteur du crime, c’est-à-dire celui qui a appuyé sur la gâchette, et ceux qui l’ont en quelque sorte armé ou poussé à commettre cet acte extrême.

La justice sous pression

Nous avons consacré hier, dans Kapitalis, un article sur ce sujet intitulé «Tunisie : retour sur le verdict controversé dans l’affaire Chokri Belaïd» https://kapitalis.com/tunisie/2024/03/29/tunisie-retour-sur-le-verdict-controverse-dans-laffaire-chokri-belaid/, mais la polémique au sujet de ce verdict continue d’enfler, mettant face-à-face les belligérants habituels, les islamistes conservateurs d’Ennahdha, qui continuent de crier leur innocence du sang de Belaïd, et les laïcs et progressistes, leurs adversaires (et à, l’occasion, leurs alliés objectifs), qui continuent de les en accuser, exerçant ainsi une pression directe sur les juges soupçonnés par les premiers de soumission au pouvoir et par les seconds de complaisance envers les islamistes. Ce qui, on l’imagine, n’aidera pas à la révélation de «la» vérité, celle judiciaire n’étant, au final, que l’expression juridique de cette vérité se fondant sur des faits matériellement prouvés.

Revenant à ce débat dans un post Facebook publié ce samedi 30 mars 2024, l’ancien ambassadeur et analyste politique Elyes Kasri a déploré que les auteurs présumés de certains crimes puissent continuer à bénéficier d’une impunité de fait. «La Tunisie d’après 2011 a consacré dans de nombreux cas le crime parfait et la pratique de blanchiment des personnes, car de nombreux personnages qui se sont illustrés durant la décennie noire par leurs éminents services à la pieuvre islamo-mafieuse semblent réussir à se faire exonérer et à se refaire une virginité assez souvent effarouchée, laissant croire soit à une amnésie collective ou une protection redoutable donnant à la franc-maçonnerie l’allure d’un jeu de cour d’école», écrit-il, accusant, implicitement, non pas seulement les islamistes d’Ennahdha d’avoir commis des crimes politiques, mais également leurs alliés au sein de la famille dite «libérale et progressiste», qui avaient intérêt, eux aussi, à ce que la vérité, toute la vérité, dans les affaires relatives aux assassinats politiques (Lotfi Nagdh, en 2012, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi en 2013) ne soit pas révélée.

Une administration infiltrée et noyautée

«L’effort de neutralisation de la politique d’infiltration et de noyautage des rouages de l’administration et de l’État par la pieuvre islamo-mafieuse sur laquelle se sont greffées toute sorte de velléités régionalistes, népotistes et clientélistes semble avoir encore un long chemin à faire», ajoute M. Kasri, qui fait sienne la thèse du président de la république, Kaïs Saïed, selon laquelle l’administration tunisienne serait comme un fromage gruyère, trouée de partout, ce qui laisse entendre aussi que l’appareil judiciaire n’est pas à l’abri, lui non plus, des influences pernicieuses et qu’il puisse être même infiltré et noyauté.

Cette thèse, qui a la vie dure, on espère qu’elle soit démontrée et prouvée une fois pour toute par l’identification, la désignation nominative et la mise hors d’état de nuire des membres de ces lobbies politiques malfaisants dont tout le monde parle sans que personne se soit en mesure de mettre des noms dessus. «Ghannouchi y saffah ya qattel el-arouah» (Ghannouchi assassin) ont toujours crié les manifestants protestant contre les pouvoirs exorbitants dont bénéficiait le chef islamiste et son influence nocive sur la vie politique en Tunisie entre 2011 et 2021, mais s’il est aujourd’hui incarcéré à la prison centrale de Mornaguia, c’est pour des affaires qui n’ont rien à voir – en tout cas pour l’instant – avec les assassinats politiques dont la rumeur publique lui attribue la responsabilité directe. Il y a là comme un hiatus que les adversaires des islamistes n’arrivent pas à combler entre la vague accusation politique et la preuve matérielle irréfutable susceptible de la fonder juridiquement. La justice est-elle en mesure de le faire, avec les moyens dont elle dispose ? On l’espère bien, mais sans se faire d’illusion.

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