C’est avec des mots creux en monnaie de singe que gouvernent les partis Ennahdha et Nidaa; et ils sont bien aises dans cet exercice mensonger à l’approche des municipales du 6 mai 2018.
Par Farhat Othman *
La démocratie est en crise en Occident, ayant mué en une démocratie d’élevage où des professionnels de la politique, ses démons, n’ont que le pouvoir en vue et pour intérêt, détournant même l’acte électoral de sa véritable fonction en une sorte d’opéra bouffe, une tragicomédie, situation où alternent le grave et le burlesque.
Démocratie, «théâtrocratie» et «pouvoir du spectacle»
Ainsi, cette démocratie faussée n’est guère meilleure sinon pire que la démocratie sauvage en cours hors Occident où, malgré l’anarchie et le manque de structures d’encadrement, les volontés populaires s’expriment bien mieux quoique de manière brute et même brutale. Et c’est bien plus humain et salutaire que le sort de l’Occident où la «modernité ressemble fort à une marche vers la servitude», comme l’écrit Emmanuel Todd dans son récent livre ‘‘Où en sommes-nous?’’
C’est le cas de la démocratie aujourd’hui en Tunisie où les élites singent ce qui se fait de moins bien en Occident, relevant de la «théâtrocratie», ce «pouvoir du spectacle» dont parlait déjà Platon dans ses ‘‘Lois’’ (700 c et 701 a).
Au vrai, nous ne vivons donc rien de nouveau ni de véritablement bon, découvrant juste un autre type de spectacle, plus sophistiqué que nos fêtes populaires, et surtout moins sincère, étant instrumentalisé politiquement pour gagner et se maintenir pouvoir, en usant de tous les expédients possibles et imaginables, dont la foi de ce peuple éminemment spiritualiste.
C’est l’opéra bouffe de la politique que nous exporte l’Occident comme figure supposée supérieure de son art du politique, alors qu’elle n’est, pour prendre l’exemple des vêtements, que ce qu’on connaît comme rebut ou balle devant être détruit et qu’on nous vend à moindre prix. C’est bien pour cela et au vu de la richesse en valeurs de ce peuple et ses légitimes ambitions que la situation relève de la tragicomédie. Outre le travestissement de l’acte électoral en une pure opération commerciale au service de partis sans programmes, nous le vérifions à travers ce scrutin taillé sur mesure à leurs ambitions et à la faveur des lois de l’ancien régime, y compris les plus scélérates, toujours maintenues bien que devenues nulles de nullité absolue. Quelle plus belle illustration de tragicomédie que cet État de similidroit qu’on nous propose !
Une opération commerciale : l’encre électorale
Que l’on ne s’y trompe pas ! Je ne suis pas contre la nécessité des élections municipales qui restent essentielles pour une démocratie ne pouvant être crédible qu’en étant vécue d’abord à l’échelon local. J’avais d’ailleurs appelé à de telles élections avant même les législatives et la présidentielle de 2014. Ce fut en vain, puisque la voracité du pouvoir avait détourné nos élites de cette saine appréhension des choses.
Outre la conquête du pouvoir, j’avais dénoncé la transformation des élections en pure opération commerciale en pointant cette honteuse encre électorale qui n’a aucun intérêt pour l’intégrité de l’opération du moment qu’on a choisi d’utiliser des listes actualisées. Aussi, en user ne revient qu’à s’incliner face aux intérêts mercantiles qui commercialisent une encre qu’on retrouve partout dans les pays dits sous-développés. C’est donc bien un stigmate de sous-développement que ne mérite pas un peuple ayant démontré plus d’une fois sa maturité; ce qui est évident dans sa capacité au quotidien à trouver les plus diverses combinatoires pour survivre en un milieu hostile, juste apprêté pour servir les intérêts de la minorité des privilégiés, des arrivistes et des riches, anciens et nouveaux.
Osera-t-on enfin pour ces municipales faire acte d’éthique en se passant de cette encre inutile, économisant ainsi ses frais pour un investissement plus judicieux dans l’information ou l’organisation? Car aujourd’hui, cette encre de singe (comme on dirait de la monnaie) n’a pour but que d’engraisser ceux qui la commercialisent tout en se moquant de qui l’achètent comme le dit notre proverbe populaire : vendre le singe en se payant la tête de son acheteur. On voit de la sorte à quel point atteint l’abaissement de ce qu’on présente en un acquis démocratique et qui n’est qu’un jalon capitaliste supplémentaire dans un pays livré à un mercantilisme sauvage se permettant tout à la faveur de son alliance avec une religiosité qui n’a rien de la spiritualité populaire. C’est bien l’islam populaire que, non seulement on caricature, mais qu’on assassine.
Il est bien connu que le système capitaliste a besoin de marchés et vend tout et n’importe quoi afin d’assurer sa survie avec toujours plus de plus-value. Aujourd’hui allié à l’intégrisme religieux en terre d’islam, comme hier au protestantisme en chrétienté, tenté par son péché mignon de sauvagerie de jungle, le capitalisme n’a cure des valeurs spirituelles de notre peuple qu’il s’évertue, avec la complicité active de ceux qui osent s’en réclamer, à transformer en religiosité pour mieux asseoir sa domination. Bonjour alors à la démocratie de souk, une sous-démocratie !
Des élections au service des partis : le scrutin de liste
Si les élections municipales présentent un intérêt, c’est d’être au service de la démocratie locale, et donc des citoyens. Ce qui suppose leur ouverture le plus largement à la société civile par le recours à un scrutin susceptible d’encourager les initiatives indépendantes pour peu qu’elles aient quelque chose à dire et faire pour le bien de la cité. Or, le scrutin de liste retenu contrecarre une telle saine ambition.
Le scrutin en usage aux élections qui s’annoncent est au strict service des partis; ce qui encourage les combines et les calculs partisans les plus mesquins. Ce qui n’est pas illégitime dans l’absolu certes, relevant de l’esprit même du système partisan; ce n’est pas moins contraire à nos habitudes et à la culture populaire en Tunisie qui croit à l’importance de la relation personnelle et au respect des valeurs ancestrales et à l’importance de la parole donnée.
On le voit d’ailleurs avec les trouvailles plus sophistiquées les unes que les autres, usant de tromperie, et ce afin de s’assurer les voix ou, à défaut, gagner illégitimement une estime félonne étant donné qu’il est des défaites qui sont meilleures que des victoires. C’est le cas avec le parfait tour d’illusionniste que vient de réaliser le parti Ennahdha en confiant sa liste dans une circonscription où il a peu sinon aucune chance de réussir, à un Tunisien de confession juive. Quel démocrate s’aviserait à médire d’une telle initiative même si elle sent de loin l’arnaque et la jonglerie?
On continue chez nous, et ce à la manière de ceux qu’on singe en Occident, à pratiquer la politique à l’antique où l’on s’évertue à être à la fois lion est renard. C’est bien évidemment loin d’être la politique éthique (la poléthique) à laquelle j’appelle et dont rêve le peuple attaché à ses traditions spiritualistes. Toutefois, qu’attendre d’autre de qui n’a pour Dieu, en politique, que celui de la matière qu’est Mammon, Dieu des matérialistes d’Occident ou d’Orient?
On n’a cure des intérêts citoyens; ce qui compte est de confirmer ou d’assurer au nom d’une démocratie frelatée la mainmise partisane sur le pouvoir local. Ce qui est d’autant plus à dénoncer que cela se fait dans le cadre de la législation de l’ancien régime, dont l’essentiel est colonial, et dont de larges pans sont scélérats pour être illégaux, étant contraires à la Constitution, quoique toujours en vigueur et appliqués par des juges qui briment ainsi les innocents en toute bonne conscience au nom d’un juridisme immoral. Ils prétendent ainsi appliquer la loi bien que devenue illégitime et illégale, étant contraire à la norme supérieure de l’ordonnancement juridique.
De plus, comment prétendre à des élections démocratiques quand même le Code devant en être l’âme de la vie citoyenne dans les municipalités n’a même pas été adopté encore? Il est certes en passe de l’être, mais bâclé, se réduisant à une simple formalité au lieu d’être innovant dans la gestion de la vie locale au service des citoyens.
Une politique immorale : maintien de la législation de la dictature
Nos politiciens font la politique à l’antique, ce qui veut dire assumer qu’elle ne peut être qu’immorale, considérant la politique et la morale antinomiques. C’est la règle dans l’Occident matérialiste et c’est désormais le cas aussi chez nous où tout se veut une singerie de ce qui se fait à l’étranger, en terre d’islam redevenu Antéislam ou en cet Occident supposé supérieur. Or, avec sa crise morale, ce dernier, partage le sous-développement mental des gens du Sud et de leurs élites. Todd, dans le livre précité, dénonce, d’ailleurs la crétinisation de plus en plus grande des élites du Nord?
La conception actuelle de la politique doit être dénoncée en un pays entendant rénover sa vie politique, du moins dans la bouche de qui prétend agir politiquement au nom de la religion. Ce qu’on ne fait pas. C’est pour cela, au demeurant, que le parti islamiste veille toujours à ne pas faire entendre sa voix sur les sujets sensibles, laissant à d’autres le soin de le faire, se payant même le luxe de tenir un discours osé, tout juste en paroles, non suivi d’actes. Ne l’a-t-on pas entendu parler de légalisation de la consommation du cannabis ou d’abolition de l’homophobie ? Bien mieux : on vient d’annuler des jugements ayant sanctionné des actes délictueux au vu de la législation toujours en vigueur des nouveaux maîtres du pays. Pourquoi alors ne pas réhabiliter aussi les innocentes victimes de ces lois, telles ces victimes des honteuses lois sur les stupéfiants ou les bonnes mœurs ?
Pourquoi une telle immoralité ?
C’est avec des mots creux en monnaie de singe que veulent gouverner les partis Ennahdha et Nidaa; et ils sont bien aises dans cet exercice mensonger du moment que les supposés modernistes n’osent pas proposer les textes de loi prenant au mot le premier, le mettant devant ses responsabilités en prolongeant ses paroles par des actes. Qu’est-ce qui empêche donc dix députés de présenter et d’agir pour faire aboutir des projets de loi dans le sens évoqué par le parti le plus important au parlement? C’est bien un manque de courage et surtout de morale !
On a une flagrante pratique immorale de la politique qu’on voit bien dans les listes des deux plus grands partis du pays, agissant comme larrons en foire : des adhérents supposés de Nidaa tête de liste du parti Ennahdha et des activistes de ce dernier présidant les listes supposées modernistes de Nidaa. Cet amalgame relève de l’art consommé de la confusion des valeurs qui se résout en immoralité tant qu’on n’a pas enregistré des actes concrets.
Ainsi, même l’initiative présidentielle d’égalité successorale ne semble pas être sincère, puisqu’on agit selon la procédure politicienne bien connue d’enterrer une question en la confiant à une commission. Celle-ci vient donc de renvoyer son rapport au lendemain des élections, puis elle trouvera un autre prétexte pour un nouveau renvoi aux calendes grecques jusqu’à enterrer la question au nom d’autres priorités. Pourtant, quelle priorité doit-on avoir autre que la justice et l’égalité citoyenne? Quelle autre priorité que de conformer la pratique politique à la morale revendiquée?
Libre aux politiciens de ne pas croire à la possibilité de l’éthique en politique; mais alors, qu’ils ne se réclament pas de la religion et de ses valeurs et qui sont synonymes de morale pour le peuple. Et qu’on arrête d’invoquer le respect des dispositions de la Constitution référant aux valeurs de l’islam qu’on viole dans la pratique. Car on fait tout le contraire dans une intention bien plus qu’évidente : faire du pays, non pas ce que sa constitution prétend être, cet État civil illusoire, mais un État crypto-islamiste. Ennahdha se garde de le dire, mais il ne le pense pas moins et le fait dire par ceux qu’il soutient comme on a pu l’entendre de la bouche de son candidat de confession juive.
Il est encore temps de réagir. La politique en Tunisie doit être éthique, sui generis, du fait de sa tradition marquée par les valeurs humanistes de l’islam justement; donc tout à l’opposé de la manière immorale que nous voyons dans la pratique assumée en grand art par le parti Ennahdha avec la complicité active, non seulement de ses partenaires laïcistes, mais aussi de cette centrale syndicale dont la direction actuelle cultive la confusion des valeurs à l’extrême. Il nous faut enfin dire bien haut et fort : stop à la «Boulitique», vite une poléthique!
* Ancien diplomate, écrivain, son dernier ouvrage ‘‘Conquêtes tunisiennes’’ (en arabe, éd. L’Or du Temps’’, Tunis, 2018).
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