La marche erdoganienne de Ghannouchi sur le pouvoir en Tunisie se précise.
Le péril imminent menaçant l’État impose le recours à l’article 80 de la Constitution comme électrochoc en mesure de réveiller les consciences anesthésiées et rappeler aux responsabilités.
Par Farhat Othman *
La dégradation continue de l’État en Tunisie, sournoisement entretenue par certains lobbies, intérieurs comme extérieurs, soucieux du pouvoir ou de leurs intérêts, non du salut de la patrie et des droits et libertés du peuple, impose le recours à l’article 80 de la Constitution. C’est la seule parade au scénario à l’algérienne qui se met cahin-caha en place et qui est, au mieux, un canevas turc de maître Erdogan, référence absolue, au reste, de nos islamistes et de l’art de simuler et de dissimuler pour une théocratie masquée, une religiosité ou salafisme aux allures civiles.
Rappelons que ledit article stipule que «le Président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception (qui) doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics», et ce «en cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics».
Sauver la démocratie
Les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères l’ont bien dit : la Tunisie est loin encore de la pratique démocratique. Le premier a même parlé d’adolescence politique; ce qui suppose et impose un encadrement adulte. D’où ce rappel à l’ordre afin de tenter de faire des ordres du désordre actuel, soit un ordre rationalisé, surtout éthique, et donc bénéfique pour toute la patrie et non juste à deux partis.
Car l’État tunisien est en grave danger avec ce qui se passe à l’intérieur du pays et à ses frontières, notamment au sud, mais aussi dans la tête de certains démons de la politique politicienne. Un tel péril imminent menaçant la sûreté et l’existence de l’unité du peuple est encore plus grave en l’absence de la réforme éthique nécessaire de la législation scélérate de la dictature qui brime et brimera encore plus les innocents en multipliant les centres de décision qu’augurent les élections municipales. Ce sera la dictature démultipliée en autant de municipalités dans le pays et garantie par la législation de l’ancien régime toujours en vigueur.
Le luxe de se soucier des élections municipales n’est plus permis, d’autant mieux qu’on les annonce comme un fiasco en termes de participation et qui, en assurant l’hégémonie des deux partis principaux du pays dans les régions, feront voler en éclats ce qui reste de la tradition de l’État structuré, au service du peuple tout entier.
La reconnaissance du péril encouru par la patrie doit donc entraîner la suspension des élections remises à des temps moins troubles, cet acquis démocratique étant aujourd’hui dévergondé, opération politicienne divisant encore plus le pays au lieu de l’unir.
De fait, le recours à l’article 80 de la Constitution ne fera que sauvegarder l’esprit de ces élections devenues même une opération commerciale, outre d’être de contrôle du pouvoir par des forces servant leurs propres intérêts, nullement soucieuses de ceux du peuple. Et comme il ouvre une période où l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sera en état de session permanente, cela donnera à ces derniers l’occasion d’entreprendre enfin ce qui aurait dû être accompli dès le début : la réforme de la législation de la dictature pour la conformer aux droits et libertés consacrés par la Constitution.
Quel péril plus grave encourt un État, en effet, que celui qui fait les juges appliquer des lois illégales, nulles de nullité absolue de par le texte juridique suprême du pays? Comment, dans ce cas, en appeler au respect de la loi quand c’est la loi qui opprime et donne licence pour une injustice légale?
Le délai de trente jours donné par la Constitution après le début de la période ouverte par l’article 80 pour l’entrée en scène de la Cour constitutionnelle (si elle est enfin constituée) devrait suffire pour, au moins, abolir les lois les plus scélérates et en finir avec ces comportements d’autant plus irresponsables qu’ils sont le fait de qui est censé donner l’exemple du respect sinon de la loi du moins de son esprit d’éthique et de justice.
L’état d’exception ne doit pas moins être maintenu tant qu’on n’aura mis sur pied un véritable État de droit en lieu et place de cette caricature, État de simili-droit et sous-démocratie, qu’on veut imposer à un peuple mature. Ce dernier n’accepte plus un ordre au strict service des intérêts de lobbies gouvernant ou souhaitant gouverner le pays en tordant le cou à la légalité pour cadrer avec leurs ambitions politiciennes. Or, elles sont d’autant plus voraces qu’elles bénéficient de protections de la part d’un capitalisme sauvage jamais aussi arrogant en Tunisie que depuis qu’il s’est allié à un intégrisme, religieux et profane, aussi sauvage que lui sinon plus.
Stopper la jonglerie islamiste
L’acte extrême du recours à l’article 80 est devenu impératif et est la seule mesure salutaire que peut, ici et maintenant, prendre un homme politique au fait des arcanes de la politique et soucieux du salut de la patrie menacée. Aucune autre initiative n’aurait son impact et ses retombées utiles, la situation étant cauchemardesque, interdisant de se contenter de cette langue de bois lénifiante, artificiellement empaquetée dans les bons sentiments et qui entend faussement rassurer pour vainement ne pas envenimer les choses. Par un tel acte de détresse, il importe de donner l’alarme au plus vite, nommant les périls en y sensibilisant; et ils sont multiples, représentés non seulement par les textes juridiques scélérats, mais aussi par les comportements qu’ils induisent, tous d’exclusions et d’injustices.
Outre la démobilisation de plus en plus effarante pour l’intérêt général des bonnes volontés, la situation actuelle encourage un véritable terrorisme mental qui niche même dans les têtes supposées bien faites, les autorisant à se croire tout permis, comme de définir la Tunisie en État islamique. Une telle jonglerie politique se retrouve chez un esprit normalement responsable, se disant éclairé, tel celui du chef du parti islamiste. Comment être alors étonné que cela fasse des dégâts encore plus grands dans l’esprit de ses émules moins responsables ou ceux dont il avoue ne pas contrôler l’extrémisme? Comment tolérer que le chef du plus grand parti de la coalition au pouvoir, se jouant des termes de la Constitution, en détournant même le sens, définisse la Tunisie en une future théocratie, parlant d’État islamique, oubliant ou feignant d’oublier que cette constitution définit bien Tunisie comme étant un État civil ? Et il a osé le faire dans une récente interview à un journal argentin.
En effet, si l’article premier de la loi fondamentale parle de religion du pays, affirmant que «l’islam est sa religion», il ne dit pas moins et de manière encore plus claire et affirmative que «la Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.»
Doit-on alors dire enfin et péremptoirement que le faux masque de démocrate est tombé et que M. Ghannouchi ne fait que jouer au Tartuffe politique? Ses plus récents propos imposent un tel verdict. Au vrai, il continue à jouer des mots à son habitude en cette jonglerie politique inspirée de la rhétorique arabe où il est bien connu que les mots peuvent avoir un sens et son contraire. Dans son interview au journal sud-américain, prétendant qu’il existe différents sens au terme d’État islamique, il se base sur l’article 1er de la Constitution pour se croire autorisé à dire que cela est conforme à la réalité; or, la réalité est que la majorité des Tunisiens ne fréquentent pas les mosquées, vivant l’islam en culture, non en religion.
Il faut lire entre les lignes M. Ghannouchi et écouter ce qu’il ne dit qu’à demi-mot quand il assure que «si le peuple choisit les valeurs de l’islam, les lois devraient les refléter». Voilà qui annonce la couleur pour les municipalités qui vont, dans leur majorité, tomber entre les mains des islamistes du fait du désintérêt des électeurs. N’a-t-il pas prétendu, au même quotidien d’Argentine, que la Tunisie n’a jamais été un pays laïc, y compris après l’indépendance, ce qui démontre à quel point il joue au caméléon, puisqu’il soutenait la thèse contraire auparavant? Il y a aussi revendiqué le terme islamo-démocrate, assurant vouloir réaffirmer sa loyauté «envers un État fondé sur le droit et la citoyenneté. Musulmans et non-musulmans, hommes et femmes devraient avoir les mêmes droits»; ce qui reste de la pure rhétorique, de tels droits étant illusoires, le parti refusant d’abolir les lois scélérates actuelles.
D’où la nécessité de mettre fin au plus tôt à la tragi-comédie d’une fausse démocratie en usant de l’article 80 de la Constitution en vue de rendre effectives ses dispositions encore inappliquées et oser ériger dans le pays un État qui ne soit plus de faux droit. Pour ce faire, ne nous illusionnons pas : il est impératif d’articuler le pays à un système de droit qui marche, à savoir l’État de droit européen, en se décidant enfin à demander l’adhésion de la Tunisie à sa voisine l’Union européenne (UE). Ce sera tout autant dans l’intérêt de cette dernière que celui de la Tunisie qui en dépend déjà informellement et dont la chute dans l’escarcelle des terroristes et des dogmatiques islamistes n’aura que les pires retombées sur la stabilité européenne et sa prospérité. Aussi, ce sera la prospérité et la paix ou le chaos et la guerre de part et d’autre de la Méditerranée, ce lac unissant nos destinées nolens volens.
* Ancien diplomate et écrivain, son dernier ouvrage ‘‘Les conquêtes tunisiennes’’ (en arabe), a été publié par les éditions L’Or du Temps.
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