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Ex post : L’économie tunisienne et l’acharnement monétariste !

Une vraie tornade de mauvaises nouvelles monétaires s’acharnent abruptement sur l’économie, entreprises et ménages tunisiens confondus. Décryptage

Par Asef Ben Ammar, Ph.D.

Le 5 mars 2018, la Banque centrale de Tunisie (BCT) a drastiquement relevé son taux directeur de 75 points de base, le ramenant à 5,75% par an. Un relèvement historique qui coïncide avec une autre hausse historique du taux d’inflation, annoncée à quelques heures d’intervalle par l’Institut supérieur de la statistique (INS), un organisme digne de foi. Une vraie tornade de mauvaises nouvelles monétaires qui s’acharnent abruptement sur l’économie, entreprises et ménages confondus.

Que dire au sujet de ces hausses concomitantes et à quoi s’attendre comme impacts imprévus pour le quotidien des Tunisiens? Nous apportons ci-dessous des analyses et des éléments de réponses !

Resserrement monétaire et fin des mesures accommodantes

La hausse du taux directeur annoncée par la BCT constitue la troisième en moins d’un an. Le taux directeur partait de 4,25% l’an, en avril 2017 et de seulement 3,5% l’an, en 2012. La BCT a justifié ce resserrement abrupt par la volonté de «faire face à des risques réels d’une poursuite de l’inflation en 2018, ayant déjà atteint 7,1% au mois de février contre 4,6% au même mois de l’année 2017 et 5,3% en moyenne en 2017».

Le communiqué de la BCT justifie sa décision par une anticipation de «l’envolée probable des prix internationaux des produits de base et surtout de l’énergie, prédisant des pressions inflationnistes supplémentaires au cours de la période à venir». Ce communiqué ne dit rien sur les tendances des taux directeurs ailleurs dans les pays occidentaux, qui ont commencé tout récemment à être relevés, les uns après les autres (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, etc.).

La BCT déclare ses «intentions» voulant préserver le pouvoir d’achat des citoyens et favoriser les conditions d’une croissance saine, «dont les prémices commencent à se dessiner en ce début 2018, motivant une action proactive par le resserrement de la politique monétaire en se basant sur le taux d’intérêt en tant qu’instrument privilégié pour une meilleure allocation des ressources financières».

Il est vrai que l’inflation, déjà forte, est repartie à la hausse, sous une pression conjointe imposée par la dévaluation du dinar tunisien (DT) et de l’augmentation de la TVA récemment décrétée par la Loi de Finances de 2018. Le tout fait que le pouvoir d’achat des citoyens est porté à se dégrader encore plus, avec les hausses des prix des produits de base.

C’est vrai aussi que l’économie tunisienne reprend de la vigueur, mais elle est encore loin de son plein potentiel et de son régime de croisière. La surchauffe inflationniste est bien plus loin que le laisse entendre la BCT. Cela dit, son communiqué ne dévoile par ses prévisions de forte croissance anticipée pour les semaines et mois à venir. Le texte reste muet et opaque, quant au nombre de votes favorables pour ce relèvement, contre les votes opposés.

Dommage, cela aurait éclairé les acteurs économiques sur les appréciations du collège des 9 membres du conseil d’administration de la BCT.

En clair, l’investisseur veut savoir si la décision est unanime, mitigée ou très majoritaire.

Dans les pays occidentaux, et même dans les pays émergents, les communiqués traitant du changement du taux directeur donnent le nombre de votes pour et le nombre des votes contre, et de manière explicite et transparente. C’est précieux pour les investisseurs rationnels !

Mais, quoi qu’on en pense, la dernière décision de la BCT aura des impacts concrets et immédiats, dont trois méritent d’être mis de l’avant :

– Les taux d’intérêt du marché monétaire (TMM) vont grimper automatiquement à au moins 7%, amenant les taux d’intérêt associés aux prêts et marges de crédit à atteindre un minimum de 10% en moyenne (en taux nominal).

– Une telle envolée des taux d’intérêt rendra plus cher l’accès au financement et au capital, tant pour les consommateurs (acheteurs de logements, de voitures, de frigos, etc.) que pour les entreprises qui ont besoin de liquidités pour faire face aux commandes et financer leurs équipements et intrants requis pour leur production et survie.

– Des taux d’intérêt de cette ampleur vont, sans aucun doute, freiner les investissements et faire reculer la demande agrégée, accentuant par la même la récession et une morosité économique qui s’incruste de jour en jour. Le secteur informel doit jubiler, parce qu’il peut tirer profit de cette hausse des taux d’intérêt, en voyant les investisseurs et les consommateurs se rabattre sur ses services de préteurs informels (usuriers et usurpateurs avec des taux d’intérêt nominaux plus bas, tout compte fait).

Les non-dits de cet acharnement monétariste

Un taux directeur de 5,75% par an n’est pas un taux anodin, et encore moins un taux normal dans le contexte des pays comparables à la Tunisie. Au Maroc, ce taux est de seulement 2,25% par an, il est de 2,95% par an au Sénégal, de 1,5% aux États-Unis et de 0% en Europe, oui zéro pour cent !

En Tunisie, les acteurs économiques noteront que par cette troisième augmentation du taux directeur en moins d’un an, les autorités monétaires pratiquent un certain «acharnement monétariste» sur une économie déjà amorphe, mise à genoux par les partis politiques, ravagée par les tensions sociales et les revers de la Tunisie post-2011.

Les analystes constatent aussi que faute de mesures économiques et fiscales menées par le gouvernement et la Feuille de Route de Carthage, la BCT se trouve de facto au front pour faire un dernier rempart, avec des leviers monétaires et arguments monétaristes (dans la logique de la pensée monétariste de Friedman et condisciple).

Et dans ce cadre, trois non-dits méritent d’être dévoilés.

Le premier a trait à l’incapacité du gouvernement d’unité nationale (GUN) à mettre en œuvre des instruments budgétaires et fiscaux qui peuvent mieux équilibrer le dosage entre politiques fiscales et politiques monétaires. Le tout monétaire ou le tout fiscal est de facto contre-productif, en Tunisie, comme ailleurs dans le monde ! Généralement les gouvernements avertis combinent ces deux familles de politiques (fiscales et monétaires) pour mieux affronter les récessions et mieux relancer l’économie sans déclencher des effets pervers monétaires ou fiscaux.

Tout indique que la BCT est poussée au front par l’inaction et des réformes fiscales et économiques qui ne viennent pas et qu’aucun des partenaires de la FRC ne souhaite voir venir pendant cette période préélectorale, fort instable.

Le deuxième non-dit a trait à la dévaluation du dinar. Une dévaluation qui constitue de toute évidence un catalyseur commun au taux d’inflation et au taux directeur. Agissant sur le taux directeur, la BCT laisse comprendre qu’elle ne fera rien de plus pour sauver le dinar, qui continuera sa chute pour les prochains mois, comme la livre égyptienne l’a fait avant lui ! Et ce message n’est pas anodin; puisqu’il est directement adressé au conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI) qui se réunit la semaine prochaine à Washington, entre autres, pour décider de l’octroi, ou non, de la prochaine tranche du prêt de 2,9 milliards de $ octroyés à la Tunisie.

On sait que le FMI insiste mordicus pour que la BCT relève encore plus son taux directeur, tout en lâchant le dinar (le faire flotter). Est-ce suffisant pour voir le FMI annoncer l’octroi de la prochaine tranche de son prêt? Un prêt vital pour la survie du GUN et de la Feuille de Route de Carthage. On le saura ensemble jeudi prochain, 15 mars, quelque part vers la fin de soirée, heure de Tunis.

Le troisième non-dit ne concerne pas uniquement la BCT, mais le gouvernement et les partenaires de la Feuille de route de Carthage. Ceux-ci ne souhaitent pas agir pour contrer l’expansion du secteur informel et valoriser toutes ses réserves thésaurisées en devises et en liquidités, le tout pour mieux équilibrer le marché monétaire et rassurer les partenaires internationaux de la solvabilité de la Tunisie, au lieu de s’acharner uniquement et unilatéralement contre les acteurs économiques tuniso-tunisiens par le relèvement des taux d’intérêt et la déperdition de la valeur du dinar.

En conclusion, la BCT ne devrait pas se sentir obligée de compenser l’inaction du gouvernement d’unité nationale en matière de réformes budgétaires, fiscales et économiques.

Le nouveau gouverneur de la BCT devrait agir de façon neutre, fondée sur les connaissances et surtout dans une posture apolitique. Tout indique que par cette décision, la BCT vient au secours d’un gouvernement d’union nationale en passe de perdre sa légitimité face aux électeurs.

La BCT ne doit pas perdre de vue les contingences et les vulnérabilités du contexte qui prévaut actuellement en Tunisie, et c’est pourquoi, elle doit garder les mêmes distances avec tous les partis au pouvoir et acteurs de la société civile, pour ne considérer que l’intérêt collectif et stratégique de la Tunisie d’aujourd’hui et de demain !

* Analyste en économie politique.

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