En Tunisie, l’espace public autant que l’espace politique sont devenus le siège des guerres d’insultes. L’Assemblée est elle-même devenue plus que jamais une zone de non-droit, où les pires insultes sont autorisées.
Par Yassine Essid
Dans l’histoire des démocraties émergentes, il y a toujours un avant et un après. Un avant, encore vif dans les esprits de ceux qui perdent pied dans cette liberté imprévue et qui en arrivent à regretter le puissant autoritarisme de l’ancien régime même s’ils n’en avaient tiré que des dividendes fictifs.
C’est également l’avant de la nostalgie tenante de tous ceux qui se sont retrouvés subitement de l’autre côté de la glace, dans l’image renversée d’un monde dans lequel s’opposent un temps primitif idéal où la vie était plus rassurante, un présent dégradé, et un futur de plus en plus incertain qui serait encore à inventer, à concrétiser.
Il y a aussi un après. Celui-ci est incarné, pour le moment du moins, par des citoyens désormais libres, suffisamment conscients et responsables pour susciter, dans un monde en pleine mutation, un nouvel élan vers un idéal d’émancipation et de tisser des liens entre les hommes dans un pays qui est à pacifier.
Or l’enchevêtrement de ce que l’on veut, de ce que l’on souhaite et de ce que l’on désire ardemment avec ce que l’on avait, est le propre du psychopathe, être instable et impulsif, vecteur d’une aberration nosocomiale qui s’attrape largement dans l’hémicycle du parlements et parmi les partis politiques.
Utilisation frauduleuse du mot «démocratie»
La confusion des débats du samedi 24 mars 2018 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) constitue, dans l’histoire de la genèse d’un nouvel ordre politique et moral, une longue et dangereuse descente vers l’abîme. La liberté et le respect dû aux institutions de la république ne s’en relèveront jamais.
Si le politique est un monde de tensions réelles, la politique est souvent un monde où prime la parole. Non plus celle de la langue de bois, apanage des régimes autoritaires, mais des débats pacifiques, organisés dans l’espace public entre des interlocuteurs exprimant des idées opposées. C’est le propre du régime démocratique où l’utilisation de la violence est remplacée par les mots.
L’équilibre social étant constamment compromis par la parole, c’est également par la parole que la société s’efforce de prévenir les tensions. Le citoyen est appelé à intervenir dans le débat public à travers ses représentants, les médias et les réseaux sociaux. Autant d’espaces où les arguments rationnels prévalent et où on cherche à élaborer une position commune.
Or, en matière délégation de pouvoir, on assiste en Tunisie à une utilisation frauduleuse du mot «démocratie» par tous ceux qui ont intérêt à dissimuler la réalité dans la mesure où personne ne dirige plus rien : ni le peuple, ni ses représentants, ni le gouvernement, ni la société civile, ni l’opinion publique.
Le pouvoir est tellement éparpillé aujourd’hui que l’on se demande qui contrôle véritablement l’Etat et jusqu’à quand celui-ci tiendra-t-il. D’ailleurs l’utilisation à outrance du mot «démocratie» et la célébration permanente de sa nature libérale et parlementaire, occulte l’absence d’une telle forme de gouvernement au sens strict du terme. Il en résulte nécessairement une situation invivable pour les citoyens qui, au regard des prestations de leurs représentants, leurs mensonges et leurs manipulations, devraient exiger rapidement que le pouvoir politique qu’ils avaient un jour «délégué» leur soit restitué.
Des arguments d’autorités ad populum
Le débat autour de la prolongation du mandat de la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), Sihem Bensedrine, fut un moment de grande fébrilité, nous rappelant les séances hautes en couleur de la Constituante et ses mémorables joutes où se succédèrent de part et d’autres les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades voire les propos calomnieux.
Mais, cette fois, les Samia Abbou, Ammar Amroussia et consorts, intraitables ténors de la scène parlementaire, archi-connus pour leurs interventions très colorées et le succès qu’elles rencontrent occasionnellement dans certains milieux, avaient fait mieux. Ils ont repris avec une brutalité inaccoutumée leurs habituelles stratégies langagières qui renvoient directement à l’appel aux émotions et à des arguments d’autorités ad populum.
Démagogie, agressivité, ruse et manœuvres dilatoires sont désormais de mise. Les paroles, encore plus chargées que d’habitude, qui relèvent normalement du milieu urbain naturellement propice aux conflits injurieux, avaient débouché sur d’étranges scènes d’hystérie collective. Rappelez-vous l’intervention de ce député, vitupérant contre son président, décidément trop peu à son écoute. L’œil étincelant, la lèvre tordue, sa colère allant crescendo, il s’est subitement découvert l’âme d’un kamikaze, prêt pour le sacrifice suprême. Sihem Bensedrine a vraiment beaucoup de chance!
Rien qu’en relevant les paroles offensantes, les qualificatifs outrageants les interjections grossières, d’une violence insoutenable, proférés au nom de la liberté de s’exprimer, on pourrait aisément composer un répertoire des outrages par la parole.
Des députés se permettent, en effet, d’accabler par leurs discours outrageants un président de parlement tout autant qu’un Premier ministre à dessein de les offenser dans leur honneur et dans leur personne et qui, comme l’affirme l’avocat Dareau, auteur d’un ‘‘Traité des injures’’, «font rentrer le philosophe dans sa retraite et lui ferment la bouche de la vérité, découragent le savant et font disparaître les grands hommes, rompent le lien des familles, ceux de la société…». Leurs auteurs seraient, sous d’autres cieux, poursuivis d’office en l’absence de plainte préalable. Car on imagine mal le président de l’ARP se déplacer chez le commissaire de son quartier pour y rendre sa plainte contre ceux qui trouvent tout à fait normal de s’exonérer du droit de la République.
Quand l’invective laisse place à l’injure
En temps ordinaire, dans les démocraties parlementaires d’Occident et dans des sociétés apaisées, fondées sur l’estime et le souci d’une respectabilité morale, les débats donnent l’occasion aux hommes et aux femmes politiques de se faire valoir, de démontrer leur maîtrise du langage, en utilisant de façon alternative esquives, attaques, et tactiques de persuasion de toutes sortes. Or, à l’ARP, l’invective a laissé place à l’injure, une forme d’expression devenue banale bien qu’insoutenable de la violence politique quotidienne.
L’espace public autant que l’espace politique sont devenus le siège de ces guerres d’insultes où chacun défend violemment des opinions dont il ne veut plus démordre. Or pour qu’un régime parlementaire puisse fonctionner convenablement, il faut que les mœurs se prêtent à la tendance vers la modération et qu’elles ajoutent beaucoup à l’efficacité des règles.
Des écarts de langage offensants on passera bientôt aux voies de faits. Car, dans la mesure où l’Assemblée est devenue plus que jamais une zone de non-droit, toutes les libertés de parole sont autorisées, les pires insultes comme les plus graves malédictions. N’est-ce-pas là où se côtoient calomniateurs, diffamateurs, repris de justice, gens cupides et corrompus, sans parler de ceux qui savent à peine lire et comprendre les textes soumis au vote?
Par ailleurs, les circonstances qui accompagnent l’injure, sa nature, la manière dont elle est faite, le lieu où elle est proférée et la personne qui la reçoit allègent ou aggravent celle-ci : telle injure qui serait légère pour des personnes viles devient grave pour des personnes qualifiées.
On se rappellera longtemps l’intervention d’Amroussia à l’adresse du Premier ministre, par des métaphores obscènes, qu’on se garde bien, par décence et retenue de reproduire ici, sans que le chef de gouvernement, Youssef Chahed, puisse s’offusquer ou en tirer quelque ressentiment. Il avait, au contraire, fait preuve d’une maîtrise de soi qu’il est rare de rencontrer.
Autant de procédés adressés délibérément pour offenser une personne et qui criminalisent immédiatement toute action devant les juges. Tout cela révèle les tensions d’une démocratie qui supporte de moins en moins le poids de ses contradictions.
La portée historique, morale et civique de la mission de l’Assemblée semble se soustraire à l’entendement d’une large proportion de ses membres. Une grande partie d’entre eux ignore qu’un parlement participe à la bonne ou mauvaise gouvernance du pays en tant que contre-pouvoir de l’exécutif.
Ceux qui exercent et vivent de la justice se doivent de montrer l’exemple, et le sort particulier qui leur est réservé peut s’analyser comme l’affirmation d’un code d’honneur propre aux gens de justice, qui est fait de priorités destinées à garantir la bonne tenue des rôles de chacun; un code fondé par une valeur supérieure : la loi.
Le pays fait face aujourd’hui à des problèmes économiques, politiques et sociaux et d’autres considérations qui entrent en ligne de compte, d’une ampleur jusque-là inconnue dans son histoire.
Les conditions politiques nécessaires à la réalisation d’un programme de société ne sont plus remplies, de même que les partis politiques n’ont jamais été aussi nombreux, aussi dispersés, aussi divisés et indécis.
Autrement dit, un vaste effort est nécessaire pour s’en sortir. Or, pour cela, il faut d’abord que le pays soit en paix avec lui-même, que ses habitants soient conscients des défis à venir, que la fonction de ses représentants soit au service de l’intérêt général et transcende celui des partis. Enfin, qu’il a grand besoin d’un pouvoir stable et énergique capable d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Vaste programme…
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