Le décalage entre la réalité du monde et la politique américaine n’a jamais été aussi grand et là où il s’illustre le mieux c’est au Moyen-Orient. Un décalage qui concerne aussi bien l’administration Trump que l’opposition. Les Américains ne prennent pas en compte les réalités objectives et ont tendance à vouloir imposer ce qui leur correspond à eux même si c’est irréalisable. Le résultat est l’échec des politiques américaines et le désordre mondial qui ne cesse de croître. (Ph. Netanyahu impose et Trump dispose).
Imed Bahri
Dans un article publié par le Foreign Policy, Steven Cook, chercheur principal en études sur le Moyen-Orient et l’Afrique au Council on Foreign Relations, affirme être absolument certain que nulle part au monde le décalage entre la réalité objective et la politique étrangère américaine n’est plus flagrant qu’au Moyen-Orient. L’invasion de l’Irak, le «Freedom Agenda» (un mémorandum de l’administration Bush qui prétendait avoir pour objectif d’en finir avec la tyrannie dans le monde) et les diverses tentatives de processus de paix israélo-palestinien sont autant d’exemples des fantasmes américains qui ont abouti à des échecs au cours des dernières décennies. Pourtant, ces illusions persistent.
L’auteur souligne qu’il n’existe pas d’exemple contemporain plus clair que la grogne sourde d’au moins 26 membres démocrates du Congrès qui soutiennent la reconnaissance d’un État palestinien. La semaine dernière, lors d’une réunion officielle au Council on Foreign Relations, le représentant Ro Khanna de Californie, qui dirige ce mouvement, a déclaré que la reconnaissance américaine de la Palestine favoriserait une solution à deux États. Khanna a déclaré: «Cela redonnerait de l’espoir aux populations de la région. Cela offrirait une solution concrète, libérée du Hamas».
Naïveté face aux réalités politiques
Cook remarque que cette vision, malgré sa dimension morale et la profonde préoccupation de Khanna pour la résolution du conflit israélo-palestinien dans l’intérêt des deux peuples, est quasiment identique à ce que le président George W. Bush proposait il y a 23 ans : deux États démocratiques –Israël et une Palestine démilitarisée– vivant côte à côte en paix. Khanna a inversé l’ordre, plaçant la reconnaissance de la Palestine avant la paix.
Khanna n’a pas expliqué comment la reconnaissance pourrait conduire au résultat souhaité et que sa vision reflète une naïveté face aux réalités politiques des sociétés israélienne et palestinienne, estime Cook, ajoutant qu’une solution à deux États était déjà hors de portée avant le 7 octobre 2023 et elle est davantage difficile à imaginer après cette date.
Les références de Khanna à des hommes politiques israéliens disparus depuis longtemps –tels qu’Yitzhak Rabin, assassiné en 1995, Shimon Peres, décédé en 2016, et Ehud Barak, qui a quitté le pouvoir il y a près d’un quart de siècle– révèlent un désir typiquement américain de voir le monde tel que nous le souhaitons et non tel qu’il est, écrit Cook, affirmant que Khanna et ses collègues démocrates ne sont pas les seuls à être concernés par ce décalage. L’administration Trump a également pris ses désirs pour des réalités, notamment concernant le désarmement du Hezbollah et du Hamas.
L’attaque israélienne contre le Liban en septembre 2024, qui a débuté par la tristement célèbre opération «Appels d’urgence», a libéré le système politique libanais de l’emprise du Hezbollah, permettant l’élection d’un nouveau président -après douze tentatives infructueuses- et la désignation d’un nouveau Premier ministre. Depuis lors, le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam se sont lancés dans le processus de démantèlement de «l’État dans l’État» que le Hezbollah avait construit pendant quatre décennies.
Pourtant, malgré les succès militaires d’Israël et les bonnes intentions des nouveaux dirigeants libanais, le Hezbollah n’a pas été détruit. Bien qu’affaibli, il conserve ses armes, ses cadres sont enthousiastes et l’Iran n’a pas renoncé à le reconstruire. C’est pourquoi Israël «applique» le cessez-le-feu négocié par Washington en novembre dernier par des frappes militaires intermittentes, ce qui explique l’insistance de l’administration Trump sur le désarmement du Hezbollah.
Pour atteindre cet objectif, l’ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, Tom Barrack –le deuxième responsable américain le plus important au Moyen-Orient après Steve Witkoff– a proposé un plan en quatre étapes pour les forces armées libanaises.
Désarmer le Hezbollah et le Hamas
Cook soutient cependant que Barrack minimise les risques. Comment une organisation fondée sur l’idée de résistance, portant à la fois Hezbollah et Résistance islamique au Liban dans sa dénomination officielle et arborant un fusil d’assaut sur son drapeau, peut-elle désarmer ? Cela équivaudrait à exiger du Hezbollah qu’il renonce à l’essence même de son identité.
L’auteur s’interroge : «C’est un objectif noble, mais est-il atteignable, surtout d’ici la fin de l’année, comme l’exige l’administration Trump?» Il souligne que lorsque les chefs militaires libanais ont présenté leur plan de désarmement en septembre, les ministres affiliés au Hezbollah se sont retirés du conseil des ministres.
Il ajoute que de nombreux Libanais sunnites, chrétiens et druzes soutiennent le désarmement du parti chiite mais qu’il est peu probable qu’il obtienne un large soutien parmi les chiites. Les armes du Hezbollah sont depuis longtemps une source de pouvoir pour les chiites dans un système confessionnel qui répartit les postes importants entre les différentes confessions : le président est chrétien maronite, le Premier ministre est sunnite et le président du Parlement est chiite.
Naïm Qassem, successeur d’Hassan Nasrallah, tué lors d’une frappe aérienne israélienne en septembre 2024, est à la fois un dirigeant militaire et politique, et il comprend qu’accepter le désarmement affaiblirait son soutien.
Par conséquent, les responsables politiques du Hezbollah affirment que le plan militaire –dont les détails n’ont pas été révélés– n’est rien d’autre qu’une reddition totale des Libanais au gouvernement américain. Ils s’interrogent sur la raison pour laquelle le Hezbollah est sommé de désarmer avant qu’Israël ne se retire de cinq positions militaires qu’il contrôle dans le sud du Liban.
Steven Cook prévient que l’armée libanaise pourrait recourir à la force mais que le risque de violence est évident. Le Hezbollah n’est peut-être pas à la hauteur de l’armée israélienne mais il possède toujours des Kalachnikovs, des lance-roquettes et des armes lourdes qui menacent la paix fragile et la cohésion sociale.
L’auteur qualifie l’administration Trump et les partis américains exigeant le désarmement du Hezbollah de naïfs quant à la possibilité d’un conflit armé entre le mouvement chiite et l’armée libanaise.
Toutefois, il ajoute ensuite : «Des surprises peuvent survenir et le Moyen-Orient en a été témoin à maintes reprises ces deux dernières années. Le Hezbollah est peut-être plus faible que certains ne le pensent et l’armée libanaise pourrait être en mesure de désarmer complètement». Cependant, il doute que les dirigeants libanais prennent ce risque et estime que de longues négociations secrètes permettant au parti de conserver une partie de ses armes comme force auxiliaire de l’armée sont plus réalistes et plus judicieuses que le plan de Tom Barrack.
L’auteur souligne que le même scénario se répète avec le Hamas. Le mouvement ne rendra ses armes que par la force et malgré toute la puissance de feu déployée par Israël, il n’a pas réussi à le contraindre à capituler. Exiger du Hamas qu’il rende ses armes est logique en théorie mais cela n’a aucun rapport avec la réalité. Cela a même été confirmé par le chef d’état-major israélien qui a conseillé à son gouvernement d’accepter les récentes propositions de cessez-le-feu.
Rendre le monde meilleur, disent-ils !
Il affirme que la création d’un État palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël serait une bonne chose et que le désarmement du Hamas et du Hezbollah serait positif mais la réalité rend la réalisation de ces objectifs extrêmement difficile. Ce qui le surprend, c’est que Khanna, un démocrate progressiste, défende une vision similaire à celle de Bush il y a vingt ans, non seulement concernant la solution à deux États mais aussi concernant l’engagement américain intense qu’elle requiert au Moyen-Orient.
De même, l’auteur trouve étrange l’implication de l’administration Trump dans la question complexe du désarmement au Liban car elle contredit les déclarations de Trump lui-même lors de sa visite dans le Golfe en mai dernier où il a clairement rejeté toute implication américaine.
Il conclut en affirmant qu’il est admirable que les responsables américains s’efforcent de rendre le monde meilleur mais lorsque la politique est coupée de la réalité, le résultat probable est l’échec et il suffit juste d’observer le bilan des États-Unis au cours des trois dernières décennies pour le constater.
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