La criminalité sous toutes ses formes, à commencer par celle des cols blancs qui nous gouvernent, ne préoccupe plus personne. À force de tout voir on a fini par tout supporter et à force de tout supporter l’on finira bien par tout admettre.
Par Yassine Essid
«Un ministre, ça ferme sa gueule, si ça veut l’ouvrir, ça démissionne.» Cette petite phrase, Jean-Pierre Chevènement l’appliquera deux fois : en février 1983, alors ministre de l’Industrie dans le gouvernement de Pierre Mauroy, et en août 2000 sous le gouvernement Lionel Jospin, cette fois en qualité de ministre de l’Intérieur et suite à des désaccords autant sur les méthodes que sur la conception de l’action gouvernementale, notamment sur la politique menée par le Premier ministre en Corse.
Le chef des armées contient mal son émotion
Abdelkrim Zbidi, ministre de la Défense nationale, n’a pas fermé sa gueule, encore moins démissionné. «La classe politique est responsable de la dégradation de la sécurité et devra rendre compte aux Tunisiens un jour», s’était-il écriée d’une voix furieuse, le jeudi 4 octobre 2018, en marge des funérailles des deux militaires tués suite à l’explosion d’une mine au mont Chaâmbi à Kasserine.
Il fustigea à cette occasion, sans discrimination ni retenue, le comportement de l’ensemble des participants à l’organisation de la société et de l’Etat : président de la République, Premier ministre, ses collègues au gouvernement, les représentants de la nation, et le reste des professionnels de la politique : partis autant que pouvoirs intermédiaires.
Le chef des armées a terminé ses propos, proférés probablement sous le coup d’une émotion aiguë qui aurait fait vaciller ses idées, par une menace exprimée sur le ton du jugement dernier : que le glaive de la justice divine fera payer un jour aux politiciens leurs crimes contre la nation.
Au milieu du charivari gouvernemental et la gabegie de l’Etat qui durent depuis quatre ans, il ne faut plus s’étonner qu’une déclaration aussi violente de la part d’un ministre en exercice, devenu apparemment incapable de prendre du recul par rapport à lui-même, constitue un exemple quasi unique dans l’histoire de l’Etat civilisé qui donne la primauté à la loi sur la force, humaine ou divine.
Curieusement, sa terrible déclaration qui est loin du goût d’un personnel politique devenu réfractaire à toute critique, ne suscita presque pas de réactions, chacun estimant forcément que ce n’est pas son fait et, partant, n’est nullement concerné.
Anarchie larvée et luttes pour les futures élections
Après quatre ans de reniements d’engagements électoraux, de l’insupportable relégation que s’est infligée la majorité parlementaire, de la déliquescence des institutions, de tentatives dérisoires de faire croire que le pays est gouverné, nous voilà plus désemparés que jamais.
Généralement, un gouvernement ça a des perspectives, quelles sont celles du présent pouvoir? Rien, excepté l’anarchie larvée et les luttes sans merci pour les futures échéances électorales. Un gouvernement doit aussi avoir des leviers pour agir, quels sont les siens? Encore rien, si l’on en juge par les conséquences d’une croissance plus que jamais atone, des recettes fiscales toujours aussi injustes et insuffisantes, des dépenses aggravées par le renflouement des déficits colossaux des entreprises privées, des caisses sociales et autres aides et subventions.
Quant au vivier politique, il s’est considérablement rétréci, car gouverner est de plus en plus difficile, parce qu’on gagne plus d’argent ailleurs, ou parce qu’on en prend plein la gueule de la part des députés, de la presse, et des réseaux sociaux.
La fonction ministérielle n’étant plus attractive, les personnes lucides, intelligentes et irréprochables rechignent à nuire à leur réputation, à se compromettre par une promiscuité de plus en plus douteuse. Ne restent alors que les personnes médiocres,
Qui se soucie encore réputation du pays ?
Le dimanche 7 octobre, au large de la Corse, le navire roulier Ulysse, appartenant à la Compagnie tunisienne de navigation (CTN), est entré en collision avec le porte-container chypriote CLS Virginia alors qu’il était au mouillage dans les eaux internationales et par une météo clémente. Quarante millions de dinars sont prévus pour payer une partie des dommages occasionnés au navire chypriote, sans compter les frais de dépollution de la mer suite au déversement de 600 tonnes de fioul.
Cependant, et par les temps qui courent, nous avons tous droit à l’erreur : erreur de pilotage budgétaire du gouvernement, erreur de basse-politique du parlement, ou erreur de communication de la présidence de la République.
Reste que cet incident n’a pas l’air d’inquiéter outre mesure les âmes nobles de l’embarcation, qui ne se sentent en rien responsables des factures catastrophiques qui seront acquittées par l’Etat en réparation des dommages provoqués par leur hasardeuse divagation.
Par ailleurs, le comportement indigne de même que les propos poisseux diffusés par l’équipage sont carrément révoltants. Dédaigneux pour la hiérarchie d’une entreprise publique, ils contribuent au découragement général et expriment avec sûreté et certitude ce qu’on sait déjà : qu’on n’attache plus d’importance à la réputation du pays, qu’on ne s’émeut plus de l’opinion exécrable que l’étranger se fait de notre comportement, qu’on laisse dans l’impunité les fautes et les crimes de ceux-là mêmes dont la fonction est de servir le pays et de veiller à ses intérêts.
Mutations survenues dans la santé mentale des Tunisiens
Un adolescent de 15 ans est tué par son frère; un autre tue sa copine de 16 ans et cache le corps dans un placard; un homme de 33 ans tue son frère de 43 ans d’un coup de couteau parce qu’il refuse de baisser le son de la télé; le corps d’un nouveau-né est retrouvé dans un sac; une enfant de six ans est victime d’un viol à Tabarka; dans la localité de Sidi Amor, un jeune homme tue sa mère adoptive avec un pilon de mortier. Enfin, une bavure médicale à l’hôpital Hedi Chaker à Sfax, rien qui puisse cette fois défrayer la chronique, un nouveau-né, est placé à proximité d’un engin chauffant 15 minutes après sa naissance. Gravement brûlé, il sera amputé d’un bras.
II n’est pas d’usage courant de mentionner l’état de la criminalité en Tunisie, mais les cas mentionnés traduisent bien, en termes de quantité et d’horreur, le type de société dans laquelle nous vivons désormais. Ils constituent des indicateurs sur les mutations survenues dans la santé mentale et sociale de la population : les groupes sociaux impliqués, les changements dans les relations humaines, les transformations technologiques rapides, l’exode rural, la densité urbaine, le chômage persistant.
Cela finirait peut-être par convaincre l’administration policière et la classe politique, elle-même largement minée par la criminalité en cols blancs, que nous vivons un tournant culturel gravissime dans le domaine de la violence au quotidien. Non pas celle des délits et infractions ordinaires, mais celle des meurtres prémédités et des agressions sexuelles abominables qui inquiètent fortement l’opinion publique et soulèvent des questions bien exigeantes dans une société où les conduites déviantes sont de moins en moins sanctionnées par des mesures de régulations sociales, comme l’autorité familiale, mais par celles administrées par la police et la justice.
Or la criminalité sous toutes ses formes est devenue préoccupante, non seulement parce qu’elle traduit certaines formes d’aliénation, que la vie en société n’exige plus de règles et que la liberté (démocratique) implique la possibilité de leur transgression, mais parce que les institutions régaliennes de police et de justice ne se sentent nullement obligées de composer avec la demande lancinante de rassurer les citoyens.
Mais à quoi bon remuer tout ça? À force de tout voir on a fini par tout supporter et à force de tout supporter l’on finira bien par tout admettre.
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