Accueil » L’enseignement privé en Tunisie : Un marché très lucratif

L’enseignement privé en Tunisie : Un marché très lucratif

En Tunisie, l’enseignement public est à l’enseignement privé ce que l’hôpital est à la clinique, ou ce que le commerce de proximité, en déclin, est à la grande distribution, en forte expansion. Les enseignants, qui y sont payés au rabais, ne peuvent que délivrer un enseignement au rabais.

Par Yassine Essid

Il est maintenant de tradition, qu’à quelques mois du démarrage de chaque rentrée scolaire et universitaire, le paysage urbain s’encombre de gigantesques panneaux publicitaires répartis le long des routes à forte densité de circulation vantant, comme c’est déjà le cas des propositions de sodas et de collations pour les enfants, les mérites des écoles et des universités privées.

Pour être à fois attractif et persuasif, l’argument publicitaire des vendeurs de profession est toujours, et quelque soit l’âge de la clientèle ciblée, celui de la réussite dans les études avec en fin de parcours l’obtention certifiée d’un emploi à la fois rémunérateur et épanouissant.

L’habit fait le diplôme

Pour les écoles, collèges et lycées privés, on a innové le point de vue marketing, et le dernier en date ne manque pas d’audace. On y voit un enfant portant des lunettes de vue, certainement suite à une longue activité neuronale qui lui donne un visage d’intellectuel précoce, qui se présente à nous comme futur «docteur militant». Docteur certainement, mais pourquoi militant? Y a-t-il déjà chez lui l’aspiration ardente de faire respecter à la lettre le serment d’Hippocrate? Voudrait-on montrer qu’il porte déjà en lui cette juste fierté d’être préparé sans trêve à cette grande tâche de maintenir ses semblables dans les meilleures conditions de santé, de défendre activement et bénévolement une cause humanitaire, sacrifier sa vie personnelle et troquer l’enrichissement rapide pour consacrer tout son temps, toute sa pensée, toute son énergie, toute son action afin de faire prévaloir les principes nobles d’une profession pourtant de plus en plus décriée?

Que nenni ! En tous les cas ce n’est pas là le vœu cher aux parents qui souhaitent en revanche le voir en médecin à la fois cupide, arrogant, sans une once d’humanité, veillant exclusivement à ce qu’il soit reconnaissant et se hisse à un standing de nouveau riche.

Dans le sillage des universités anglo-saxonnes, les établissements d’enseignement supérieur privés, pour qui l’habit fait le diplôme et qui se donnent le titre de campus alors qu’ils se réduisent souvent à un bâtiment ordinaire dans une artère passante qu’on adapte à la fonction d’enseignement, s’impose la mimique ridicule des lauréats américains.

En effet, sur les photos affichées figure le nom de l’université privée avec, en premier plan, l’image d’un groupe d’étudiants souriants, imbus de l’esprit entrepreneurial, regardant avec confiance l’avenir. Leur sourire est la concrétisation même du travail fourni pendant leur cursus universitaire. Et comme gage de réussite et de réalisation de soi, on leur fait porter la traditionnelle toge des diplômés américains et sa fameuse coiffe rectangulaire !

Dans les deux messages, qui tournent à l’expression symbolique et évitent au maximum le texte, on a cherché à annoncer, informer, persuader, autant que faire se peut et, par-dessus tout, à gagner la confiance des parents en proie au désarroi de l’angoisse dès qu’il s’agit de garantir à leurs enfants une éducation qui leur assure la réussite après avoir désespéré de l’école et de l’université publiques.

Bien entendu, il n’y a dans ces campagnes aucune information sur les prix, ni plus de détails concrets sur la fonction, ô combien négligée, de l’après-vente.

Manque de confiance dans la qualité des établissements publics

Maintenant, si la publicité pour de tels établissements interpelle à tout instant les parents, c’est pour qu’ils y trouvent des éléments qui leur propose un usage optimum du produit, en l’occurrence un enseignement de qualité qui les rassure sur la validité de leur choix tout en les confortant quant à la faillite définitive de l’enseignement public.

Certaines familles nanties sont devenues si peu confiantes dans la qualité des établissements de l’éducation nationale, qu’ils préférèrent inscrire leurs rejetons dans les écoles de la mission française ou dans des établissements équivalents pour pouvoir les scolariser ensuite à l’étranger.

Salles de classe surchargées, volume horaire dérisoire, absence de suivi, relâchement de la discipline, navrante incompétence des enseignants dont l’évaluation suscite de vifs malaises, multiplication des cours privés pour pallier les carences de leur enseignement mais leur permet d’arrondir grassement leurs fins de mois, sans parler du commode paravent d’une Union générale tunisienne du travail (UGTT) complaisante et tolérante quant aux écarts de ses adhérents.

C’est la navrante réalité qui suscite des évidences imparables et explique la remise en question de l’école publique et le renforcement du préjugé quant à l’intérêt d’une école privée censée dispenser une éducation riche et équilibrée où l’on apprend à lire, écrire et compter grâce à une saine émulation qui devrait pousser le niveau vers le haut.

Théoriquement, les élèves scolarisés dans l’enseignement privé seraient donc plus performants que leurs homologues de l’enseignement public. La scolarisation y génère une sorte de cercle vertueux : elle garantit de bien meilleurs résultats, assure un climat en classe plus propice à l’apprentissage, et la présence davantage d’élèves provenant de milieux favorisés permet d’attirer des élèves plus compétitifs qui auraient en plus accès à plus de ressources sans subir les contrecoups des grèves et arrêts des cours.

Cependant, rien n’apporte jusqu’ici la preuve irréfutable que le mécanisme du privé soit aussi harmonieux qu’on le prétend, que la réputation de sérieux et de rigueur dont il se prévaut est le résultat d’une information raisonnée et argumentée.

Une aubaine pour les promoteurs d’une juteuse filière

Tout l’intérêt pour le privé ne serait-il pas subi plus que voulu? Qu’il constitue un enseignement refuge qui servait naguère de structure d’accueil aux élèves touchés par l’échec scolaire et chassés de l’enseignement public, qu’il est devenu une sorte de choix par défaut, un état d’esprit alimenté par la triste réalité d’une école publique tombée en défaillance en même temps qu’une aubaine pour les promoteurs d’une juteuse filière qui n’ont que faire du niveau d’éducation et de culture de leurs élèves ?

L’importance accrue du diplôme pour l’insertion professionnelle a renforcé la pression sur la réussite scolaire contribuant à la reproduction structurelle d’un nouvel ordre social. La scolarité en Tunisie est devenue un appareil idéologique de classe et confirme l’inégalité entre une école de riches et une école de pauvres. Cette concurrence est appelé à s’exacerber et à s’intensifier, aggravant dès lors un sentiment d’impuissance croissante pour les familles défavorisées et frustrées car incapables de supporter les frais d’une éducation payante.

Ailleurs, se déroule un autre drame autrement plus inquiétant, celui de l’enseignement universitaire privé qui a largement profité de la forte diminution du recrutement dans la fonction publique, de la forte émigration du personnel enseignant et du nivellement par le bas de la qualité de l’enseignement universitaire public suite à l’arrivée d’une génération de bacheliers qui ne méritent pas le statut d’étudiants. Bref, un système public à la dérive, qui rappelle ces bateaux qui naviguant de nuit sur une mer houleuse, sans phares, tout près de côtes, et finissent par s’écraser contre les récifs.

Pour certaines filières, l’accès à l’université privé ne dérange plus et l’étudiant n’éprouve plus de sentiment d’infériorité par rapport à ses camarades des établissements publics, loin s’en faut. Les universités privées coûtent chères, annoncent sans vergogne des programmes fastueux et fanfarons sous des appellations présomptueuses. Les candidats n’ont que l’embarras du choix entre l’université «Internationale», «Arabe», «Libre», de «Hautes études, scientifique et technologique», «Européenne de Sciences politiques à Tunis», et une autre, «plus cool», portant le label prometteur de «Mediterranean School of Business». Il y a enfin celles qui fonctionnent sous le régime du partenariat, plus précisément celui de franchise commerciale qui leur donne le droit de porter l’enseigne d’une très prisée université étrangère, pour le moment parisienne.

Cependant, et malgré l’attrait accru qu’exercent ces établissements sur une clientèle nantie, deux éléments pénalisent la rigueur de leur enseignement et la crédibilité de leurs diplômes. En premier lieu l’absence d’un conseil scientifique, chargé de définir l’orientation de la politique scientifique et d’évaluer les activités de l’institution, qui réunit des personnalités choisies pour leurs compétences et leur renom en matière de culture, de science et de technologie.

Une main-d’œuvre de contractuels largement sous-payées

Il y a ensuite le statut des enseignants. L’exception est dans la rareté d’enseignants-chercheurs titulaires, recrutés par voie de concours, qui exercent une activité pédagogique dans un cadre statutaire. En revanche, la règle consiste à l’emploi d’une main-d’œuvre de contractuels ou de vacataires non titulaires largement sous-payées. Or des enseignants payés au rabais ne peuvent que délivrer un enseignement au rabais. Et de rabais en rabais, le diplôme ne sera plus qu’un parchemin bon marché.

Mais à l’image d’autres secteurs de la société, les inégalités continueront immanquablement à s’accumuler : le rebut pour le public, l’élite pour le privé. Car les parents, fortement mobilisés sur la réussite de leurs progénitures, sont disposés à consentir de nombreux sacrifices afin de favoriser autant que possible leur réussite. Ainsi, les inégalités à l’arrivée seront-elles d’autant plus accentuées que les conditions de départ sont inégales. L’égalité des chances jadis exhibée comme un facteur de cohésion et d’unité sociale, est aujourd’hui jetée aux orties ouvrant la guerre de tous contre tous.

Il n’est donc de bonne école, de bon lycée et de bonne université que privés. Un secteur qui séduit de plus en plus une clientèle aisée et, corrélativement, les investisseurs potentiels qui espèrent continuer à élargir leur domaine d’action trouvant là des niches rentables et stables. L’enseignement public est à l’enseignement privé ce que l’hôpital est à la clinique, ou ce que le commerce de proximité, en déclin, est à la grande distribution, en forte expansion.

Maintenant, comment concilier les exigences des capitaux investis, dont les seuls déterminants est d’amortir les frais fixes et de produire des bénéfices, avec une formation d’excellence qui revient chère?

Une université doit se donner trois fonctions : l’enseignement, la recherche et le service à la collectivité. Des activités qui cadrent difficilement avec la vocation commerciale de l’enseignement universitaire privé en Tunisie.

Enfin, question subsidiaire : sur ce grand marché du savoir, entre suggestion et manipulation, qui va s’occuper de la répression des fraudes? Le ministère de tutelle? C’est comme si l’on demandait à des fonctionnaires corrompus de mener une campagne de lutte contre la corruption.

Articles du même auteur dans Kapitalis :

Anarchie chronique et luttes larvées : Une semaine ordinaire en Tunisie

Tunisie : L’impardonnable tort de faire confiance aux islamistes

Béji Caïd Essebsi : Un président au-dessus de tout soupçon

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.

error: Contenu protégé !!