Le terrorisme impliquant nos jeunes désaxés est aussi celui des vieux intouchables les manipulant et des lois scélérates les brimant. La meilleure façon de faire face à ce péril jeune et d’empêcher nos désaxés de tuer encore en se faisant tuer, ne serait-il pas de commencer par leur redonner goût à la vie ou leur ôter le moindre prétexte pour la sacrifier?
Par Farhat Othman *
Il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, surtout si son aveuglement est aggravé par une prétention à la clairvoyance. Or, dans nos habitudes qui ne sont jamais à négliger, faisant loi en l’absence de lois, l’on se veut volontiers lucide, se disant même clairvoyant. C’est ce qui a fait naître le mythe de l’élu providentiel, sage infaillible ou détenteur de la vérité dans les sociétés pyramidales et les cultures verticales anté-démocratiques. Et c’est ce qui explique que cela se soit non seulement si aisément imposé chez nous, mais s’y maintenant aussi. D’où ces régimes autoritaires jalonnant notre histoire, dictatures tout aussi profanes que religieuses.
Pourtant, de par la psychologie sociale, tant arabe que berbère, de nos pays et de leur religion, le besoin de liberté y demeure total, une propension irrésistible à être libre, sans nul maître au risque de l’anarchie; car nul ne peut se dire omnipotent ou savant en islam, seul Dieu gouvernant et sachant. Ce qui a amené soit à instrumentaliser l’islam par le pouvoir civil soit à soumettre ce dernier à une cléricature improvisée bien que nulle église ne soit légitime en cette religion.
Mettre de l’ordre dans le pays
Nous vérifions une telle contradiction au cœur du malaise de nos sociétés dans notre habitude au laisser-aller en cette période fort trouble où tout un chacun, du fait de l’environnement de non-droit dans lequel se trouve le pays, se sent en mesure à faire ce qu’il veut, estimant même y être encouragé en quelque sorte.
On le voit tous les jours dans nos institutions; et je prendrais à dessein ici celles du secteur si sensible de la santé à travers l’exemple de nos cliniques, représentatives de ce qui est de mieux dans le pays se voulant aux normes internationales. Dans pratiquement n’importe quelle clinique, on entre librement même avant l’heure du début officiel du travail sans rencontrer personne; ce qui pourrait donner des idées à qui serait mal intentionné !
Cela ne serait qu’à mettre sur le compte des mœurs générales actuelles si, dans le même temps, on n’y était très attentif, et de manière ostentatoire, au respect de préceptes religieux, ou supposés tels, que l’habitude a érigés en normes musulmanes, et ce bien plus qu’aux obligations déontologiques et logiques de sécurité et d’éthique. Or, on l’a déjà dit, la période est propice à tous les dérapages, débordements et drames. Les deux derniers attentant, jeudi 27 juin 2019, au cœur même de Tunis, le démontrent amplement.
Un tel laisser-aller s’ajoute à une tendance fâcheuse à ignorer la gravité de la situation dans le pays. Que fait-on, en effet, au plus haut niveau de responsabilité ? Si l’on ne continue pas moins à maintenir une vigilance qui ne saurait toutefois être parfaite, on s’évertue à vouloir être rassurant, niant l’évidence du péril imminent menaçant le pays, négligeant ce que la situation impose en impératif le plus catégorique. C’est bien évidemment de mettre de l’ordre dans le pays, ce qui ne saurait se suffire de n’être que policier et répressif, rappelant la dictature, et donc guère salutaire. Aussi doit-il être d’abord et impérativement légal, législatif.
Ce qui veut dire que la constitution — qu’on n’arrête de citer à tort et à travers, notamment pour se réclamer de son nécessaire respect pour les élections — ne soit plus ce qu’elle est : un texte demeuré lettre morte dans ce qu’il a de plus essentiel, en ses dispositions les plus importantes, à savoir les droits et les libertés reconnus aux citoyens, manifestés par l’abolition de la législation de la dictature toujours en vigueur, quoique devenue illégale; mais aussi particulièrement par la mise en place de la cour constitutionnelle, pivot irremplaçable de tout État de droit qui se respecte, se voulant stable et viable. Toutefois, par atavisme, on n’en veut pas, ayant été trop habitué aux abus et passe-droits de l’ordre déchu de la dictature. Ce qui fait que notre pays continue à être régi par des lois scélérates, nulles qui plus est. Est-ce normal ? Est-ce moral ? Est-ce acceptable ?
Stop à la gabegie juridique et judiciaire !
Bateau ive dans la tempête, la Tunisie semble avoir au gouvernail un équipage à l’image de celui de notre Ulysse dont la mésaventure a bien fait se moquer le monde entier de notre marine. Qui ne se rappelle de la rocambolesque collusion du bateau de la CTN à un porte-containers chypriote, ravalant au plus bas les tribulations héroïques de la légende dont il porte le nom ? Une pareille inconscience a gagné tout le pays.
En se refusant de reconnaître l’état de péril imminent menaçant la Tunisie, le comportement de nos responsables ne relève-t-il pas justement de l’inconscience ? Et le degré d’irresponsabilité le plus élevé dans l’inadmissibilité n’est-il pas atteint dans l’attitude des politiques faisant passer, en de telles circonstances, le respect de la date constitutionnelle des élections avant celle, constitutionnelle aussi, de la mise en place de la cour constitutionnelle, mais bien plus importante et dépassée depuis longtemps ?
Ce faisant, consciemment ou inconsciemment, ne verse-t-on pas de la sorte dans la trahison caractérisée des attentes démocratiques populaires que les responsables du pays incarnent forcément ou disent les incarner ? Et n’est-elle pas même aggravée de la part de qui, parmi ces politiques, se réclame ostensiblement de la révolution et de la souveraineté du peuple ? Que seraient-elles donc sans droits ni libertés aux citoyens avec une cour constitutionnelle opérationnelle les garantissant, outre l’abolition, sinon le gel immédiat, des lois qu’appliquent les juges, méconnaissant de leur contradiction avec les principes consacrés par la constitution ?
Continuer à accepter l’état actuel de gabegie juridique et judiciaire sans rien faire ne relève-t-il pas aussi du vrai terrorisme, celui qui est à la racine de cette autre terreur qui endeuille nos rues et avenues ? Car les kamikazes, jeunes toujours, se feraient-ils exploser s’ils n’avaient pas désespéré de la vie, la leur étant devenue une mort par anticipation du fait de leur privation de droits et libertés légitimes ? La meilleure façon de faire face à ce péril jeune et d’empêcher nos désaxés de tuer encore en se faisant tuer, ne serait-il pas de commencer par leur redonner goût à la vie, en tout cas leur ôter le moindre prétexte pour la répudier ?
Reconnaître le vrai terrorisme
Il n’est plus nécessaire de le prouver : le déni de leurs droits et libertés aux jeunes terroristes est bien le prétexte le plus souvent avancé par ces criminels, accolé à la répression et à l’injustice reprochées aux autorités jugées coupables de rendre leur vie un enfer, les amenant à leur imposer une réplique de leur part de même nature.
Au reste, doit-on continuer à se focaliser sur ces munitions humaines, menu fretin du terrorisme, des jeunes écervelés, faciles à manipuler, pour ignorer ceux qui tirent les ficelles de tels pantins, les endoctrinant et les faisant agir en automates ?
A-t-on jamais vu un vieux se faire exploser en kamikaze? Pourtant, les jeunes qui s’offrent de plus en plus en holocauste sont encadrés, embrigadés par des vieux, des théoriciens du terrorisme qui sont bien les vrais acteurs, car le jeune se faisant exploser n’est au final que leur victime. En ne s’attaquant pas à cette cause avérée du terrorisme, ce terrorisme en costume cravate, on ne fera qu’encourager les jeunes à se faire exploser puisqu’on ne fera que se focaliser sur la répression alors que les lois scélérates briment déjà assez les jeunes et sont souvent la cause de leur dérive vers la terreur, venant féconder le lavage de cerveau reçu.
Pourquoi donc ne privilégie-t-on pas la lutte contre cet aspect essentiel du phénomène terroriste ? Pourquoi ne demande-t-on pas des comptes à qui fait l’éloge du jihad, lutte armée dont on a démonté l’obsolescence en islam, appelant même à déclarer haut et fort son caractère désormais illicite ?
Voilà ce qui servirait véritablement une lutte efficace contre le terrorisme, ne se suffisant pas des apparences et de la dénonciation des sous-fifres, remontant aux vraies causes, n’hésitant pas à dévoiler les dessous d’un terrorisme en apparence juste un péril jeune, mais qui est mis en forme pour une imparable exécution par des commanditaires, guère plus jeunes, souvent en costume, hantant même les rouages du pouvoir des États victimes de ce phénomène. Certaines officines occultes tolérées y encouragent même ! N’a-t-on pas vu, en Tunisie, des politiciens, des députés, des intellectuels aussi, flirter avec le terrorisme, l’érigeant en supposé jihad ? N’ont-ils pas ainsi endoctriné et aussi embrigadé ? Comment, de la sorte, ne pas dévoyer des jeunes qui se transforment d’autant mieux en kamikaze qu’ils n’ont plus rien à perdre, étant privés de tout ce dont un jeune a besoin, et assuré de par leur endoctrinement de tout à gagner en faisant don du rien qu’ils sont ?
Sortir du coma la légalité constitutionnelle
Après les deux derniers attentats au cœur de Tunis, il est bien temps que l’on cesse de fermer les yeux sur ces réalités et que l’on se décide à ne plus voir la face apparente et dérisoire du phénomène dont la face cachée, bien plus grave, est superbement ignorée, sinon soigneusement tue. Or, nos autorités, incapables de se défaire des mauvaises habitudes acquises sous la dictature, continuent à simuler la démocratie et dissimuler la veine dictatoriale qui l’irrigue toujours : sa législation et l’impunité qu’elle garantit.
Certes, tout comme pour le terrorisme, il n’est pas facile de traiter la gangrène de la dictature devenue avec le temps une seconde nature; mais le remède de cheval est incontournable et il consiste, en la situation présente, à reconnaître l’état de péril imminent dans lequel se trouve le pays. N’est-il pas, au demeurant et depuis longtemps déjà, soumis à un état d’urgence, renouvelé régulièrement sans nulle amélioration de la situation sécuritaire, les attentats n’ayant point cessé ?
Aussi est-on bien en droit d’espérer que la sérieuse alerte de santé qu’a connue le président de la république, le jour même du énième attentat, double cette fois-ci, frappant le pays, lui aura été salutaire en terme d’éveil à la terrible réalité de la Tunisie en coma avancé de la légalité constitutionnelle. Que dire d’autre d’un État de non-droit où l’on simule avec effronterie ou niaiserie un État de droit factice, car sinon on n’y appliquera pas depuis quatre ans au moins des lois illégales, abolies par la norme juridique supérieure et souveraine du pays.
Comme l’épreuve est la meilleure leçon que la vie nous donne et que l’acte juste est toujours bienvenu même tardivement, on espère que le président de la république saura enfin s’abstenir de reconduire l’état de siège, se basant déjà sur un texte obsolète, pour user de ce que lui commande l’état du pays : le recours à l’article 80 de la constitution.
C’est cela le vrai respect de la constitution ! Outre d’officialiser un état de fait à ce jour méconnu à tort, un tel respect, logique juridique et éthique dans le même temps, aura pour but et avantage d’imposer l’inévitable évolution — en marche forcée — vers la réforme législative en souffrance toujours, mais ne devant plus tarder davantage, et surtout la mise en œuvre de l’indispensable cour constitutionnelle.
* Ancien diplomate et écrivain.
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