Pour qui voter ? C’est la question que tous les électeurs tunisiens posent et/ou se posent à 4 jours du scrutin de l’élection présidentielle anticipée de 2019, mais au-delà de cette question, il y en a une autre qui préoccupe une partie de ceux qui n’ont pas encore définitivement fixé leurs choix : est-ce que le vote doit émaner d’une entière conviction ou est-ce qu’il faut voter «utile» ?
Par Cherif Ben Younès
Le vote utile désigne une stratégie électorale, consistant à choisir un candidat ayant plus de chances d’être élu, au détriment de celui qui représente mieux la sensibilité de l’électeur, et ce dans le but d’empêcher un candidat tiers de vaincre.
Rien que le fait de choisir un candidat n’est pas évident
Mais dans le contexte de l’élection présidentielle de 2019, il y a 2 paramètres essentiels qui rendent le choix d’opter pour l’une des 2 stratégies (celle du vote spontané et celle du vote utile) particulièrement difficile pour l’électeur.
Le premier est l’étendue de l’offre électorale qui, en plus de couvrir la plupart des familles idéologiques et politiques, elle y présente – relativement – une abondance, notamment en ce qui concerne celle des progressistes.
En outre, beaucoup de candidats, appartenant à une même famille, ont des chances très proches d’atteindre le deuxième tour. Cela a pour impact de compliquer la décision des électeurs quelle que soit la stratégie qu’ils adoptent : il leur est difficile non seulement de fixer le «meilleur choix», mais aussi de savoir lequel a le plus de chances de gagner.
Le deuxième facteur est le fait qu’une proportion importante des électeurs pour lesquels la notion du vote utile peut revêtir une importance – les progressistes -, ont vécu, en 2014, une sorte de mésaventure qui a accompagné ce choix.
Pour rappel, cette année-là, il y a eu une grande mobilisation électorale en faveur du parti Nidaa Tounes aux législatives, et de son fondateur Béji Caïd Essebsi à la présidentielle, pour contrer la montée islamiste, incarnée, respectivement, par Ennahdha et le candidat à la présidentielle qui avait été massivement soutenu par sa base électorale, Moncef Marzouki. Et au final, Nidaa Tounes s’est non seulement allié à Ennahdha, mais il a surtout sombré dans les conflits politiques et la guerre des ego de ses dirigeants.
Certaines voix appellent au vote utile, mais est-ce faisable ?
Malgré tout, des voix sont en train de s’élever, de partout, surtout en cette dernière semaine pré-électorale, pour appeler les électeurs (et on imagine que ce sont principalement les indécis qui sont visés) à faire preuve d’intelligence en optant pour le vote utile… ce qui rappelle forcément le scénario de 2014.
Et, tout comme en 2014, ce sont essentiellement les divergences sur la vision identitaire qui constituent l’axe de division sur lequel les sympathisants des différents candidats s’appuient pour appeler au vote intelligent.
On a néanmoins enregistré deux nouveautés cette année. D’abord, le fait que la famille progressiste n’est pas la seule à être concernée par ce type de vote, bien qu’elle soit la première à l’être.
En effet, chez les islamistes, il y a pas moins de 7 candidats qui vont concurrencer celui d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou. Certains sont eux-mêmes des islamistes, comme Hechmi Hamdi, Hamadi Jebali, Seifeddine Makhlouf et Hatem Boulabiar, et d’autres, au vu de la nature de leurs discours anti-modernistes, tentent de séduire les électeurs conservateurs, à l’instar de Moncef Marzouki, Lotfi Mraïhi ou encore Kaïs Saïed.
Et la deuxième nouveauté est que d’autres axes sont venus s’ajouter à l’identité, ce qui rend la mission de voter utile extrêmement complexe.
Il n’y a plus que la question identitaire qui divise
Le premier est celui de l’intégrité. Un axe qui est même en train de prendre le dessus, et c’est très compréhensible du fait que d’une part, la corruption est l’un des fléaux les plus menaçants pour le pays, sur tous les plans (politique, social, économique, etc.), en particulier depuis la révolution de 2011, même si la situation était également déplorable auparavant; et que d’autre part, de nombreux candidats à la présidentielle font face à de graves accusations de corruption, qu’elles soient d’ordre juridique ou formelle.
Nabil Karoui, qui est actuellement incarcéré pour une affaire de corruption financière et de blanchiment d’argent, et également Slim riahi, qui est en fuite de la justice, à l’extérieur du pays, pour des motifs semblables, sont les exemples les plus connus.
Dans ce contexte, certains candidats ont même fait de la bataille contre la corruption l’une de leurs priorités électorales, en cas de victoire, à l’instar de Mohamed Abbou ou encore de Youssef Chahed, qui fait, pour l’anecdote, lui-même face à des accusations de corruption, notamment par le candidat Hamma Hammami, qui l’a clashé en direct, lors du débat télévisé de l’élection.
L’identité et l’intégrité ne représentent pas les seuls axes importants du vote. L’appartenance au système va également être pris en compte dans cette optique. Le système peut représenter celui de la gouvernance tunisienne, où depuis 2011, ce sont principalement les islamistes et les bourguibistes qui s’en sont emparés. Et à cet effet, des candidats comme Mohamed Abbou, Lotfi Mraïhi ou encore Kaïs Saïed et Safi Saïd, se présentent comme des alternatives à l’échec qu’a connu le pays durant ces dernières années, et ce par opposition à ceux qui sont censés représenter «le système» (Mehdi Jomaa, Abdelafattah Mourou, Youssef Chahed, Mohsen Marzouk, Hamadi Jebali, etc.).
Le système peut également faire référence à la révolution, et vu comme ça, une candidate surferait, seule contre tous, à savoir Abir Moussi, puisqu’elle est la seule à remettre en question la révolution et qui se vante de faire partie du système «Zabatiste» (Zaba étant un surnom donné à l’ancien président de la république, Zine El-Abidine Ben Ali).
Ces paramètres, et bien d’autres, témoignent d’une diversité grandement enrichissante pour le paysage politique tunisien, et font que l’électeur ait l’embarras du choix, mais en contrepartie, ils rendent sa mission de faire un vote pertinent, sans risque de regret postérieur, extrêmement difficile.
Que dire alors de la mission de faire un vote utile… Problème de riches me diriez-vous ? J’en connais plusieurs qui céderaient volontiers cette richesse.
Donnez votre avis