La refonte du paysage politique tunisien n’a pas dit son dernier mot. Le coup de massue asséné aux partis établis, le 15 septembre 2019, lors du premier tour de la présidentielle anticipée, indique clairement qu’il y aura redistribution des cartes au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Mais l’étendue de ce chamboulement et les orientations qu’il prendra restent difficiles à deviner.
Par Marwan Chahla
Essayons-nous à une lecture empirique et candide du séisme électoral du 15 septembre. Nous ne garantissons pas la pertinence de cette prospection – tant les incertitudes des retombées de ce scrutin sont nombreuses et profondes et l’humeur de l’électorat trop instinctive pour être prévisible et vérifiable ou qu’elle se prête facilement à une quelconque rigueur analytique.
Les justes proportions du raz-de-marée du 15 septembre
Nous procderons, donc, par intuition: notre approche s’articule autour des dégâts enregistrés par l’establishment au premier tour de la présidentielle du 15 septembre et de la surprenante émergence d’un courant dégagiste qui a brouillé toutes les cartes de l’échiquier politique tunisien.
Tout d’abord, ramenons l’ampleur du «tsunami» du premier tour de la présidentielle anticipée à sa juste proportion. Indéniablement, le vote protestataire du 15 septembre a été une déconfiture incontestable pour toute la classe politique tunisienne et «des élites» qui ont fait et défait le sort de «la révolution» du 14 janvier 2011. Tous, pêle-mêle, les 6 ou 7 partis politiques, et peut-être bien plus, qui ont participé de près ou de loin à la direction des affaires du pays, pendant les huit dernières années, ont été sévèrement corrigés. L’opposition – elle, non plus – n’a pas été épargnée par ce vote punitif.
Les deux candidats arrivés en tête du premier tour totalisent ensemble 33,98% (18,4% + 15,58%) des suffrages, soit à peine un peu plus du tiers des voix exprimées et un peu plus de la moitié des 61,47% du total que les 10 poursuivants ont récolté dans ce premier round de la course au palais de Carthage.
À regarder de plus près, MM Saïed et Karoui, avec leur total de 1,15 million des voix exprimées, soit une proportion de 16,42% des 7 millions d’électeurs inscrits sur les registres électoraux, ne sont pas aussi populaires qu’on voudrait bien le croire. Certes, ils ont été vainqueurs, mais leur succès est dû, dans une très large mesure, à l’ordre dispersé de leurs adversaires et l’usure que ces derniers ont subie du fait de leur l’exercice de huit années de pouvoir.
C’est également dans le bas taux de participation – de 49% – que la vague dégagiste a trouvé sa concrétisation – bien plus que dans un soutien massif des deux vainqueurs du premier tour de la présidentielle.
Au bout du compte, l’épreuve du premier tour du 15 septembre a retenu deux noms: Kaïs Saïed, un candidat indépendant, qui s’est refusé et se refuse encore d’appartenir au système et à ses formations politiques, et Nabil Karoui, un pur produit du système qui a inventé sa rédemption par l’action caritative, qui a pu gagner la sympathie des petites gens dans le besoin et capitalisé sur cette popularité ainsi acquise pour créer, assez tardivement et à la hâte, son propre parti.
Quelle logique politique ?
La logique politique voudrait, donc, que la dynamique qui a permis à ces deux hommes d’accéder au second tour de la présidentielle se prolonge lors du scrutin législatif du 6 octobre. Sauf que, selon toute vraisemblance, la règle politique de l’effet d’entrainement de l’élan suscité par le premier tour de la présidentielle ne sera pas respectée ou applicable automatiquement à ce que les urnes législatives donneront le 6 octobre.
S’il est très probablement acquis que les électeurs qui ont voté pour Nabil Karoui, le 15 septembre, accorderont leurs voix à son parti et permettront à celui-ci de faire une entrée fracassante à l’ARP – avec un nombre conséquent de députés !¬–, par contre, le report des voix de l’électorat de Kaïs Saïed reste un mystère.
La logique politique voudrait aussi que l’électorat dégagiste du «professeur» – qui reste difficilement définissable, car conservateur, indépendant et «révolutionnaire» à la fois – n’accordera pas un blanc-seing, comme on veut bien le croire, à Ennahdha, malgré les appels insistants lancés par le parti islamiste à ses troupes pour qu’elles votent massivement pour Kaïs Saïed, le 13 octobre. Le report des voix «saïediennes» et des «forces de la révolution» sur les listes nahdhaouies aux législatives se fera, à n’en pas douter, mais de façon nécessairement faible…
C’est sur son socle d’électeurs disciplinés – c’est-à-dire, les 12,88% des voix exprimées qui ont voté pour Abdelfattah Mourou au premier tour – qu’Ennahdha comptera à coup sûr, le 6 octobre, et sur quelques autres affinités de bien moindre importance. En définitive, il y a fort à parier que le parti islamiste aurait la plus grande peine à décrocher les 69 sièges à l’ARP, obtenus en 2014, ou les 89 sièges à la Constituante, en 2011.
Cette perte de vitesse du parti islamiste s’explique par le fait qu’un nombre important d’électeurs ont rejeté en bloc les partis qui ont dirigé le pays pendant huit – sous la Troïka et sous les gouvernement de l’Accord de Carthage – et la montée du courant indépendant qui s’est clairement exprimé lors des municipales de l’année dernière
L’alliance envisageable entre Qalb Tounes et Ennahdha
Les partis «modernistes-progressistes», le centre, les libéraux et autres formations de gauche et de droite ne seront pas mieux lotis qu’Ennahdha: certains d’entre eux disparaîtront et d’autres devront se satisfaire du ramassage des miettes et des petits rôles de figurants.
Ainsi, le plus clair du jeu parlementaire du prochain quinquennat se jouera essentiellement entre trois ou quatre formations politiques principales autour desquelles viendront graviter de petits groupes de députés affiliés ou indépendants. Il s’agira notamment de Qalb Tounes, qui aura su transformer l’essai de son président arrivé au second tour de la présidentielle, du parti islamiste Ennahdha, qui parviendra tout de même à sauver les meubles, d’un Nidaa Tounes en lambeaux, d’un Tahya Tounes qui ne se consolera jamais de la défaite de son chef à la présidentielle et se contentera de strapontins à l’ARP et, peut-être aussi, d’un petit 3ich Tounsi qui aura réussi le pari à faire parler le pouvoir de la Com’ et de l’argent…
La masse nombreuse des députés indépendants qui siégeront à l’ARP fera sans doute du bruit pour se faire entendre, mais elle finira par se taire – car l’idée consensuelle d’Ennahdha refera surface, sous une forme ou une autre, et dictera à tous de se déterminer par rapport à cette proposition islamiste…
En effet, il est tout à fait envisageable que le parti islamiste Ennahdha et Qalb Tounes prennent la décision d’enterrer la hache de guerre et qu’autour d’une tasse de thé ils s’accordent de former une union nationale et son gouvernement – «pour le bien de la Tunisie et des Tunisiens.»
N’est-ce pas Nabil Karoui ? N’est-ce pas «Sidi Echeikh» ? Vous qui étiez ensemble dans le même avion pour aller à la rencontre de Béji Caïd Essebsi, à Paris, un certain 14 août 2013, que pensez-vous de ce scénario ?
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