À l’heure ou la Tunisie traverse une phase critique et décisive de son histoire et au moment où une nouvelle équipe s’apprête à prendre en main la destinée du pays, il me semble important de poser à nouveau les problématiques liées à l’insertion de la Tunisie dans la globalisation sous l’angle du bilan des relations déséquilibrées entre la Tunisie et l’Union européenne (UE).
Par Ahmed Ben Mustapha *
En vérité, il s’agit d’esquisser un bilan économique et diplomatique de la politique du gouvernement et de la présidence sortants en mettant en lumière le lien indéfectible entre la dégradation considérable des indicateurs sociaux économiques et des conditions de vie des Tunisiens et la gestion du dossier de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca).
Le contenu de cette série d’articles est inspiré de ma contribution au «Colloque international sur la Méditerranée : réalités, enjeux et perspectives», co-organisé à Tunis en octobre 2019 par l’Académie politique et la fondation Konrad Adenauer.
Cette première partie est consacrée aux observations préliminaires introductives à ma conférence intitulée : «Pour la refonte des relations entre la Tunisie et l’Union européenne». Compte tenu de l’abondance de la matière, elle sera scindée en trois axes séparés le premier portant sur le bilan du partenariat de Deauville proposé à la Tunisie par le G7 et l’UE au lendemain de la révolution de janvier 2011.
Nous traiterons dans le second axe des origines historiques profondes des relations déséquilibrées entre la Tunisie et l’UE.
Quant au troisième axe, il traitera de la nécessaire refonte des relations de la Tunisie avec l’ensemble européen à la lumière des résultats des négociations entreprises par le gouvernement sortant et ses prédécesseurs avec l’UE au sujet de l’Aleca.
Observations préliminaires et considérations historiques
Depuis la chute de l’ancien régime, les relations entre la Tunisie et l’UE et plus globalement les rapports entre les deux rives de la Méditerranée sont au centre de l’actualité nationale et internationale et figurent au-devant des préoccupations de la diplomatie tunisienne et européenne. À vrai dire, ce sont nos partenaires stratégiques de la rive nord qui ont mis en avant ce dossier après la révolution, en invitant le chef du gouvernement provisoire de l’époque Béji Caïd Essebsi au sommet du G8 tenu à Deauville en France en mai 2011 sous présidence française.
Officiellement ce sommet était censé ouvrir une nouvelle ère dans les relations nord-sud en initiant un nouveau type de partenariat non réduit à une dimension purement commerciale et prenant en compte les aspirations à la liberté et à la dignité nationale exprimées par la vague de soulèvements qui a ébranlé la région arabe et méditerranéenne. Ce qui supposait la reconsidération de la coopération entre les deux rives exclusivement basée depuis l’indépendance sur des accords de libre commerce forcément inégaux et déséquilibrés imposés par la France et l’ensemble européen à leurs anciennes colonies en Afrique du nord.
Toutefois, la déclaration finale du sommet de Deauville ne faisait que confirmer et consolider ces mêmes politiques d’insertion de la rive sud dans la globalisation économique par l’extension indéfinie de l’échange inégal avec l’UE à tous les secteurs de l’activité économique sur la base de l’Aleca.
Ce faisant, cette déclaration ignore le lien entre ce schéma de relation injuste et la dégradation continue des conditions de vie des peuples arabes opprimés qui est à la source de leur révolte contre les dictatures.
Elle occulte également les multiples sources de conflits et de tensions en Méditerranée consécutives à l’échec du processus de paix, la montée du terrorisme, l’islamophobie en lien avec les problèmes migratoires, ainsi que la crise de la mondialisation associée au retour du protectionnisme.
Il importe également de souligner la résurgence d’une nouvelle forme de guerre froide multidimensionnelle en rapport avec la fin du monde unipolaire et le retour en puissance de la Russie et la Chine sur l’échiquier mondial et méditerranéen.
Sans compter les répercussions déstabilisatrices de l’interventionnisme militaire occidental en Libye, en Syrie, et l’implication des Etats-Unis et des pays occidentaux dans l’évolution dramatique du dossier palestinien, la guerre au Yémen ainsi que la situation explosive dans la région du Golfe.
À travers un retour sur l’histoire diplomatique des relations entre les deux rives, cette contribution vise à démontrer que ces relations déséquilibrées et cet échange inégal ont pour origine le basculement des rapports de force en faveur de l’Europe après l’effondrement de la dynastie hafside au 16e siècle. Depuis, la rive sud a perdu la maîtrise de son destin ainsi que son rôle d’acteur de l’histoire en Méditerranée qui était associé à ses capacités de résistance face aux velléités hégémonistes et conquérantes occidentales.
Ce déséquilibre n’a fait que s’amplifier depuis la montée en puissance de l’Europe à la faveur de la révolution industrielle qui a ouvert la voie à l’impérialisme européen et à l’entreprise coloniale française en Afrique du Nord. Le commerce inégal associé aux privilèges accordés à la minorité française et européenne par les accords de capitulation ainsi que l’instrumentalisation de l’endettement, ont été les principaux outils utilisés par la France avec l’appui européen pour soumettre la Tunisie et les pays de l’Afrique du Nord.
Après la seconde guerre mondiale, l’Europe, soucieuse de compenser la perte de sa suprématie et sa domination politique et économique à l’échelle internationale, a œuvré en vue de préserver ses zones d’influence en Méditerranée en ayant recours aux mêmes modes opératoires qui demeurent d’ailleurs toujours d’actualité quoique sous des formes rénovées.
Les échanges inégaux à la source des révolutions au sud de la Méditerranée
L’historiographie française contemporaine nous apprend que la France, sortie dévastée et affaiblie des deux conflits mondiaux, ne pouvait réussir sa reconstruction et retrouver un statut de grande puissance sans garder sa mainmise sur les richesses de son empire. Ce qui a hypothéqué les aspirations à l’indépendance de ses anciennes colonies.
Elle a en effet œuvré en permanence à maintenir l’Afrique du Nord sous sa domination en reproduisant un schéma de relations ne tenant aucun compte des écarts de développement et lui assurant le contrôle des richesses humaines et matérielles de la région ainsi que la préservation de son statut de partenaire privilégié acquis sous la colonisation. À cette fin, elle a favorisé, dès les années 1960, le rattachement de la Tunisie et de la région à la Communauté économique européenne (CEE) par des accords de libre-échange déséquilibrés associés à la dépendance financière ainsi que les privilèges exorbitants accordés aux investissements étrangers essentiellement européens.
Et c’est ce qui explique le maintien en vigueur dans le protocole d’indépendance du 20 mars 1956 de l’accord sur l’autonomie interne qui à bien des égards est comparable à l’Aleca du point de vue des avantages accordés aux Français et aux Européens notamment le maintien des acquis réalisés sous l’occupation.
En outre, il importe de souligner le non-respect par la France des dispositions du protocole relatifs à l’initiation de négociations destinées à amender ou abroger l’accord sur l’autonomie interne et à convenir des actes nécessaires au transfert des attributs de la souveraineté à la Tunisie.
D’où les vives tensions qui ont caractérisé les relations tuniso-françaises jusqu’à la fin des années soixante en raison de l’opposition de la France à la stratégie de décolonisation économique et aux mesures unilatérales initiées par la Tunisie pour parachever son intégrité territoriale et nationaliser ses terres agricoles ainsi que ses secteurs économiques stratégiques.
Toutefois, la Tunisie va renoncer à cette stratégie à la fin de 1969, parallèlement à la signature du premier accord de libre-échange avec la CEE suivi par l’adoption en 1972 de la loi sur l’incitation aux investissements étrangers qui ont constitué la première étape vers l’insertion de la Tunisie dans la globalisation économique. Cette option n’a fait que se consolider durant les années 80 et après l’effondrement du bloc soviétique, ainsi que notre adhésion à l’OMC en 1995 suivie de la nouvelle génération d’accords de libre-échange illimité orientés vers l’intégration de la Tunisie à l’UE dans le cadre du processus de Barcelone.
En vérité, ce sont ces mêmes modes opératoires issus de la période précoloniale et repris après l’indépendance qui ont été reconduits après la révolution. Et c’est ce que nous allons démontrer en reprenant l’historique de la coopération tuniso européenne ainsi que la genèse des accords commerciaux et de partenariat liant la Tunisie à l’ensemble européen depuis le premier accord de libre-échange signé en 1969 .
Il importe de souligner le rôle central assumé avant et après la révolution par la France en tant que principal partenaire économique de la Tunisie (avec l’Allemagne et l’Italie) dans la reconduction de ces politiques qui servent ses intérêts. Et ce avec l’appui du système oligarchique multilatéral mis en place à cette fin par les pays occidentaux notamment le G7, l’UE, ainsi que les institutions financières internationales.
En somme, le lourd bilan économique et social de ces accords, associé aux rapports de dépendance et de domination qu’ils ont générés, est à la source de l’éclatement de la révolution tunisienne et de ses multiples retentissements à l’échelle arabe et méditerranéenne.
Crise de la mondialisation et nécessaire refondation des relations nord-sud
La nouvelle vague de révoltes dans les pays du sud qui a tendance à se répandre prouve le caractère structurel de la crise de la mondialisation basée sur une division internationale du travail injuste et inéquitable. Ses effets pervers touchent désormais indistinctement à des degrés divers les pays de la rive nord suscitant une instabilité chronique en Méditerranée doublée de la montée des populismes de droite, de l’intolérance et de l’islamophobie au sein de l’UE.
D’ailleurs, l’euroscepticisme se transforme en un phénomène partagé de rejet du projet européen de plus en plus perçu en Europe et dans les pays de la rive Sud comme une menace pour la démocratie et la souveraineté les peuples.
À ce propos, la Tunisie a officiellement demandé depuis 2017 à sortir de la politique de voisinage et initié un dialogue en ce sens avec l’UE qui persiste pourtant à vouloir nous imposer l’Aleca prouvant ainsi son incapacité à offrir autre chose que l’échange inégal et inéquitable.
D’où la nécessité de nouer un dialogue stratégique bilatéral et multilatéral afin de refondre les relations nord-sud sur de nouvelles bases prenant en compte les intérêts des pays de la rive sud, les disparités économiques ainsi que les aspirations des peuples de la région à la dignité, à la démocratie et à l’indépendance. Ceux-ci, ont en effet de plus en plus le sentiment de renouer avec l’histoire en s’imposant en tant qu’acteurs de leur propre destin et de celui de la région méditerranéenne après des siècles de soumission à l’hégémonie occidentale.
Tel est le principal message de cette contribution qui sera divisée en trois parties consacrées au bilan du partenariat de Deauville, aux origines historiques profondes des rapports de domination nord-sud, ainsi qu’aux moyens susceptibles de reconstruire ces relations sur des bases plus justes et plus équilibrées.
(A suivre)
* Chercheur en histoire diplomatique et relations internationales.
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