L’auteur, ancien étudiant à l’ISCAE, brosse ici le profil d’un de ses enseignants pour lesquels il voue un respect mêlé d’admiration : Ali Chebbi, dont le nom figure parmi les ministres du prochain gouvernement Jemli. Un ultra-libéral dans le giron des islamistes. Le paradoxe n’est qu’apparent…
Par Mohamed Sadok Lejri *
J’ai bien connu Ali Chebbi, proposé par Habib Jemli, chef de gouvernement désigné par Ennahdha, au poste de ministre chargé des Affaires économiques auprès du chef du gouvernement. Ce monsieur m’a enseigné la macroéconomie durant l’année universitaire 2005-2006, à l’Institut supérieur de comptabilité et d’administration des entreprises (ISCAE), avant qu’il ne quitte cet institut pour rejoindre la Faculté des sciences économiques et de gestion de Tunis (FSEG), ensuite l’Institut supérieur de gestion (ISG) de Tunis, et avant qu’il ne devienne maître de conférences. C’est un des meilleurs profs que j’ai eu au cours de mon cursus universitaire.
Un enseignant qui marque les esprits
Il respirait économie et n’avait pas besoin de notes lorsqu’il donnait ses cours. Non seulement il les maîtrisait parfaitement, mais en plus c’était un excellent francophone. Ses séances étaient d’une richesse inouïe, les notions macroéconomiques alternaient avec les digressions philosophiques, sociologiques, historiques et même théologiques.
D’ailleurs, c’est celui qui m’a fait comprendre qu’un économiste ne doit pas avoir une culture parcellaire et se cantonner à son domaine scientifique. En effet, un économiste qui a, à part son domaine propre, une connaissance très réduite des autres disciplines, un économiste sans une culture générale solide ne peut pas être économiste, ce n’est pas un économiste digne de ce nom, il devient un «blablateur», voire un escroc à la solde d’une partie au détriment d’une autre.
«J’ai assisté à une rencontre pluridisciplinaire dans un pays étranger. Il y avait des chercheurs universitaires chevronnés et de différentes nationalités : des Russes, des Américains, des Français, etc. Figure-toi que j’ai eu du mal à déterminer le domaine de chacun et à distinguer les économistes des sociologues», m’avait-il raconté un jour à la fin d’une séance.
Il m’a fait comprendre que pour être économiste, il faut avoir une formation philosophique, une formation historique et surtout une très bonne formation sociologique, pour pouvoir intégrer l’économie dans des catégories plus vastes et parler de façon constructive des vrais sujets de l’économie, plutôt que de se perdre dans de vaines arguties et servir des discours stériles criblés de cuistreries.
Il respectait beaucoup ses étudiants
Ali Chebbi est un enseignant qui marque les esprits, même si les étudiants qui l’appréciaient à sa juste valeur étaient très rares. Il consacrait du temps aux étudiants qui avaient du répondant et qui lisaient abondamment comme lui. À la buvette de l’ISCAE, nous avons passé des heures à parler de marxisme, de socialisme, d’islam, de Hegel, de Nietzsche, du Prince de Machiavel, de l’avenir politique de la Tunisie…
Bref, l’étendue de sa culture et son usage parfait de la langue française comme de la langue arabe le distinguaient de ses collègues. Il faut dire que la plupart des profs de l’ISCAE étaient très médiocres et leur culture générale était proche de zéro. Les cours d’Ali Chebbi tranchaient radicalement avec la médiocrité de l’enseignement supérieur de l’époque de Ben Ali.
Autre qualité : Ali Chebbi respectait beaucoup ses étudiants. Il se rendait à l’Institut pour enseigner, pour transmettre son savoir à ces derniers. Donc rien à voir avec ces connards qui ne pensent qu’à baiser leurs étudiantes. Franchement, c’était un homme digne.
Un ultra-libéral très conservateur
Malgré toutes les qualités susmentionnées, il y avait des choses qui me dérangeaient chez monsieur Chebbi. Il était conservateur sur le plan des valeurs et des mœurs. Il possédait une vision conservatrice de la famille et de la place de la femme au sein de la société. Il était très libéral économiquement. Il avalait les ouvrages commis par les économistes libéraux et prônait un modèle économique très libéral. Aussi, ses orientations économiques risquent de faire grincer des dents, notamment celles de l’UGTT et des formations politiques gauchisantes.
Je savais qu’il était libéral et conservateur, car il ne s’en est jamais caché, mais je n’aurais jamais cru qu’il pouvait avoir des accointances avec le parti Ennahdha. Est-il utile de rappeler qu’il fut le conseiller d’Ali Laârayedh quelques années plus tôt ? Le passage de cet apparatchik islamiste à la Kasbah peut être conçu à raison comme une parenthèse noire de l’histoire récente de la Tunisie.
Que fout Ali Chebbi avec les obscurantistes d’Ennahdha ? A mon humble avis, par-delà son côté conservateur, ses origines sudistes expliqueraient en partie cette proximité qui existe entre lui et les islamo-conservateurs d’Ennahdha.
Bonne chance quand même, Si Ali !
* Universitaire.
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