Depuis le 22 mars 2020, l’île de Djerba est confinée comme jamais! Elle est classée, par le ministère de la Santé, comme un foyer du Covid-19. Une classification unilatérale, bureaucratique, politique et qui manque de raisons, autres qu’une dizaine de cas infectés, avec zéro décès, pour une population multiculturelle, cosmopolite et multiethnique de 180.000 habitants.
Par Moktar Lamari *
Aujourd’hui, l’«île des Lotophages» est quasiment cernée de partout, totalement coupée du monde : tous les liens aériens, maritimes et routiers sont verrouillés. Un embargo unique dans l’histoire de l’île! Oui, c’est un «embargo» qui ne dit pas son nom!
Un embargo qui fait raréfier les denrées alimentaires, qui fait flamber les prix… multipliant frustrations, colères et incompréhensions.
Plusieurs centaines de familles précaires de l’île de Djerba se trouvent ainsi impactées directement, dos au mur, suite à cette classification jugée «injuste», «politisée» et très mal «pensée». Une classification qui atteint les Djerbiens dans leur ego et leur capital social millénaire, étant toujours des commerçants fougueux, des «économistes» innés et adeptes de la libre circulation des biens et des personnes.
Djerba enclavée et Djerbiens sous embargo
La classification ministérielle, plutôt inusitée dans l’histoire de Djerba et de ses Djerbiens, naturellement ouverts sur le monde. Une classification qui les enclave, comme jamais dans l’histoire de cette minuscule île! Des observateurs issus des associations caritatives de Djerba, et bien d’autres décideurs locaux, associent cette classification à une accélération des licenciements et fermetures de PME, ayant perdu l’accès à leurs intrants, leurs mains-d’œuvre et matières premières.
Les livreurs et les camionneurs ne veulent approvisionner Djerba, de peur des «infections» recensées et dont le nombre a été exagéré (en ajoutant des cas recensés à Kasserine)… mais dans tous les cas très mal communiquées par les autorités ministérielles officielles.
Les Djerbiens ne savent plus à quoi s’attendre, alors que leurs hôpitaux et personnels médicaux n’ont pas les équipements miniums requis pour faire face à cette crise sanitaire : manque de masques, gants, lits équipés, matériels respiratoires, gels désinfectants, etc.
Des statistiques erronées et mal interprétées
Comment s’est-on rendu là? Beaucoup mettent en cause la responsabilité directe du ministre de la Santé, qui multiplie les erreurs de communication et se permet une gouvernance discrétionnaire… augmentant la panique sanitaire sévissant à Djerba. Mais, commençons par un examen des faits.
Blocus aéroportuaire, verrouillage maritime, confinement total de la population, couvre-feu… : Djerba, l’île est injustement pointée du doigt partout en Tunisie, et pas seulement!
En cause, des statistiques erronées et mal interprétées au sujet des cas infectés par le virus Corona, entre le 20 et le 24 mars à Djerba.
Le ministre de la Santé en personne a idéologisé la lecture de ces données statistiques, manipulé politiquement une rhétorique néfaste pour le branding touristique de l’île, qui reçoit annuellement plus de trois millions de touristes, procurant plus de 40% des recettes du tourisme à l’économie Tunisie, avec toutes les taxes liées pour financer le budget de l’État.
Le responsable de la Santé publique de la région de Médenine a critiqué vertement cette classification, ajoutant sur les ondes de Radio Ulysse, «cette classification n’est pas scientifique et ne répond pas aux critères scientifiques de l’OMS…».
Sur une population totale de presque 180.000 habitants, et sur un territoire grand comme la Principauté d’Andorre, on aurait recensé une dizaine de cas testés positifs au Covid-19.
Le communiqué officiel classant Djerba comme foyer de contagion du Covid-19, identifie explicitement les trois Hara de Djerba : Hara Kbira, Hara Sghira, Hara de Zarzis (à 30 km).
Une maladresse inouïe! Djerba compte la plus grande communauté juive en Tunisie (presque 3000 habitants) et abrite, encore aujourd’hui, plus de 5000 touristes européens, américains et canadiens et presque 15.000 Libyens qui y résident en famille, pour cause de guerre civile dans leur pays. Tous paient leurs taxes et respectent les us et coutumes en place.
Les Djerbiens ne comprennent pas pourquoi les a-t-on pris pour cible dans une communication chancelante ? Pourquoi a-t-on «institué» leur dangerosité et décrété leur île comme infréquentable et à boycotter manu militari.
Le 28 mars, le ministre de la Santé (issu du parti islamiste Ennahdha) déclare sur les ondes de la radio Ulysse FM : «Djerba est un foyer de contamination du coronavirus et on ne peut rien faire de spécifique et impossible de mobiliser plus de moyens à ses hôpitaux et on ne peut pas généraliser les tests… ce n’est pas efficient… et on doit le faire au cas par cas…»
Le ministre de la Santé n’explique pas non plus pourquoi a-t-on mis sous blocus l’île de Djerba, alors qu’on n’a pas fait autant pour la Marsa, ou la Soukra, deux zones huppées et qui ont été identifiées, le même jour, comme des foyers de contamination au coronavirus.
Il n’explique pas pourquoi son ministère n’a pas informé, consulté et collaboré avec les autorités municipales, les élus locaux… ou même les autorités médicales, avant de décréter unilatéralement que l’île de Djerba (Hara El-Kbira, Hara Sghira,…) comme foyer de Covid-19, à mettre sous blocus.
Le ministre de la Santé ne comprend pas que l’île de Djerba est, depuis la nuit des temps, une île ouverte sur le monde, cosmopolite dans sa culture… avec des Djerbiens comme investisseurs, commerçants, entrepreneurs qui bougent avec une image de marque et un branding à préserver contre vents et marées.
Djerba manque de tout!
Dans son malheur, l’île de Djerba, classée comme le premier foyer de coronavirus, est aujourd’hui, laissée pour compte. Les consommateurs ne trouvent pas tous les denrées alimentaires requises, notamment les fruits et légumes, sans parler des produits non périssables (couscous, pâtes, etc.). Les prix de ces produits flambent et les citoyens s’inquiètent, alors que la situation n’est pas pire qu’ailleurs.
Les Djerbiens ne peuvent plus voyager et bouger, comme ils l’ont fait durant leur histoire millénaire, une histoire qui a brassé des cultures multiples (berbères, juives, hispaniques, romaines, grecques…), et qui a toujours survécu par le libre-échange, l’initiative privée… et pas l’initiative étatique.
Une autre source d’inquiétude plane sur l’île de Djerba! Celle-ci a trait à la modicité des moyens à la disposition des hôpitaux de l’Île, qui suite aux erreurs de communication gouvernementale se trouvent envahis par les citoyens paniqués. Les uns pensent avoir été infectés par un voisin, d’autres par un immigré de retour au pays… mais tous veulent se soumettre illico presto aux tests pour avoir la conscience tranquille et arrêter de stresser.
Peine perdue, face à ces inquiétudes, le personnel médical, déjà limité et carburant par la motivation, dans des hôpitaux peu outillés et ne pouvant pas répondre aux attentes.
Les Djerbiens expatriés (arabes, juifs, catholiques, orthodoxes, etc.) s’inquiètent et se mobilisent pour décrier l’injustice de la «classification», appelant au désenclavement de l’île par le rétablissement des liens aériens, maritimes et terrestres pour au moins accéder aux denrées alimentaires devenues rares et coûteuses, puisque les livreurs et camionneurs ont mis une croix sur Djerba et ses localités… suite à cette classification indue.
Au niveau des rares hôpitaux de l’île, le personnel hospitalier est juste submergé ! Ce personnel manque de gants, de masques… et ne sait plus à quels saints se vouer. Plusieurs infirmiers ont fui les salles d’urgence, quand une famille a ramené le 23 mars un aîné infecté par le coronavirus et qui voulait juste qu’on leur vienne en aide.
Plusieurs cas infectés (7 cas) ont été mis en confinement dans une Maison de jeune abandonnée à Aghir (25 km du chef-lieu de Houmet Souk). Cette structure est très mal adaptée et aucun personnel n’est présent en permanence sur les lieux.
Les deux premiers jours, les patients infectés ont dû se contenter d’un pain et de la confiture déposés par terre devant leur chambre… Honteux, voire criminel… Leurs familles déplorent la situation et appellent à l’aide! Ils crient leur désarroi à l’encontre de l’État et se demandent pourquoi celui-ci les traite de cette façon.
La crise sanitaire sévissant à Djerba se double d’une crise de confiance à l’égard des autorités médicales au ministère de la Santé qui multiplient les erreurs de communication. Le ministère de la Santé doit réviser ses modes de communication au sujet des foyers Covid-19. Le ministre de la Santé doit déployer les moyens requis pour venir en aide aux hôpitaux de Djerba. Ce ministre très politisé pour le poste (et le contexte) qu’il occupe doit prendre conscience que, suite à sa décision mal communiquée, l’île et ses populations paient cher, très cher… les errements rhétoriques de son département.
Le branding international de l’île de Djerba sera forcément amoché et l’attractivité de l’île est à l’évidence sacrifiée sur l’autel de calculs politiques voulant pointer ostraciser les insulaires de Djerba, flageller l’éternelle image du Djerbien, comme commerçant talentueux et diplomate. La communication ministérielle au regard de Djerba finit par anathématiser au passage certaines communautés ethniques et religieuses minoritaires vivant à Djerba… depuis des temps immémoriaux.
La guerre contre le Covid-19 ne peut être gagnée, en négligeant le front de la communication.
Djerba, comme bien d’autres régions stratégiques pour l’économie et la croissance du PIB, mérite un meilleur traitement dans la gestion de la crise sanitaire que traverse la Tunisie. L’île n’est pas une exception dans la crise pandémique… ses insulaires demandent juste un désenclavement, et le reste suivra par la mobilisation collective de ses entrepreneurs, ses intellectuels… et ses forces vives !
Un cri de cœur… et pas seulement!
* Universitaire au Canada, résident à Djerba.
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