En cette période de post-confinement, une régularisation massive, maîtrisée et généreuse des sans-papiers et des demandeurs d’asile en France est possible et souhaitable. Par cette politique de salubrité publique, de respect de la dignité, de la liberté et de mobilisation de chacun, chaque personne exclue de son droit et enfin régularisé, trouvera enfin sa place dans la société, par une insertion économique qui permettra une égalité de droits avec les autres travailleurs.
Par Hédi Chenchabi *
La pandémie qui sévit partout dans le monde met les personnes les plus vulnérables dans une situation à laquelle nous devons faire face dans le respect de la personne humaine. Les sans-papiers et les demandeurs d’asile sont des hommes et des femmes qui vivent dans la précarité la plus totale, dans l’insécurité et sans statut. Estimés en France à environ 300.000 personnes (soit 0,5% de la population), ils vivent et travaillent clandestinement, le plus souvent dans l’incertitude du lendemain et dans la précarité. Des mesures d’urgence à l’échelle de la France et de l’Europe s’imposent pour trouver des solutions à cette situation.
Les pays d’origine des migrants, dont la Tunisie, ne peuvent pas rester indifférents à la question des droits de leurs ressortissants.
Avec cette pandémie, la situation des sans papiers et des demandeurs d’asile devient dramatique. Depuis des années et avec le durcissement des politiques migratoires en France et en Europe, les associations de l’immigration et de solidarité avec les sans-papiers n’ont jamais cessé leurs mobilisations et appels pour que cette catégorie de population trouve enfin une solution juste et humaine.
Aujourd’hui, ces revendications sont prises en compte par des députés et des personnalités d’horizons et groupes politiques divers, dont Olivier Faure (PS), Fabien Roussel (PCF) ou Sonia Krimi (LaREM) qui se sont associés, le jeudi 2 avril 2020, à un appel lancé par François-Michel Lambert (Libertés et Territoires). Pour eux, il est urgent de régulariser les sans-papiers qui vivent et travaillent en France et partout en Europe. Les appels et les initiatives dans ce sens se multiplient.
Ces initiatives salutaires, qui se développent partout en Europe (Portugal, Belgique, Italie…), s’inscrivent dans le cadre des opérations de prévention sanitaire et de la prise en compte des diverses situations des sans-papiers et des demandeurs d’asile qui participent aussi à l’activité économique dans de nombreux secteurs et se trouvent, de fait, particulièrement exposés en tant que travailleurs clandestins et précaires.
Cette histoire des sans-papiers et de leurs régularisations successives en France, sur quatre décennies, montre que ce dossier ne peut plus être traité par les pouvoirs publics de la même manière, sans l’incérer dans le cadre de la recherche d’une solution globale, réfléchie, humaine et au service de la société.
Une vieille histoire inachevée
Depuis les années Mitterrand et la régularisation, en 1981, de milliers de travailleurs et de travailleuses sans-papiers, soit plus de quatre décennies déjà, la situation de précarité persiste et le problème n’est pas résolu.
La France a connu une succession de politiques d’immigration qui a plutôt renforcé les politiques restrictives et de répression, parfois en contradiction avec les attentes des entreprises et du patronat qui insistaient sur le rôle que joue cette main d’œuvre disponible dans l’économie et du pays et des territoires.
La prise en compte humaine et sanitaire des sans-papiers et de leurs familles est importante dans ce contexte de pandémie Penser l’après c’est aussi prendre enfin en compte la situation et la place des sans-papiers dans la reprise économique et dans l’effort de tous dans ce contexte de crise. Ceci passe par la révision de la législation sur l’immigration, en mettant fin à une politique de régularisation par circulaires qui s’est développée ces dernières décennies. Car ce mode de gestion restrictif ne fait l’objet d’aucun contrôle juridictionnel ou politique et se traduit finalement par le traitement partiel et restrictif et l’augmentation du nombre de sans-papiers sans solutions.
En effet, on peut systématiser les différentes régularisations sous formes de cycles tous les 5 ou 10 ans. Si chaque cycle a sa logique ainsi que ses propres critères de sélection, toutes ces phases de régularisation témoignent d’une politique migratoire qui se cherche sans cesse mais qui se solde le plus souvent par la précarisation et l’exclusion des droits des personnes et familles concernées, installées depuis plusieurs années dans les quartiers populaires et les départements les plus peuplés.
La régularisation des étrangers a débuté, après Vichy et les ravages de l’occupation et de la collaboration avec les Nazis, dès les années 1950, sur la base de la possession d’un emploi. Elle s’est poursuivie massivement jusqu’au début des années soixante-dix. Plus tard, une importante régularisation a eu lieu avec la circulaire «Gorse» du 13 juin 1973 et après des mobilisations et des grèves de la faim des Maghrébins principalement. Celle-ci a concerné près de 40.000 travailleurs étrangers. Ce premier cycle a mis fin à certaines situations administratives irrégulières avant que soit instaurée la politique de fermeture des frontières à l’immigration économique en 1974. Seule parenthèse, la régularisation ciblée mise en œuvre, en 1979, à l’égard de 3.000 travailleurs turcs du Sentier travaillant dans la confection.
Les régularisations de 1981
En 1981, le gouvernement du Président Mitterrand a procédé à une régularisation de masse. Dans un contexte d’alternance politique, la nouvelle majorité de gauche voulait faire table rase du passé en régularisant une large catégorie d’étrangers avant d’engager la première réforme de l’ordonnance de 1945 relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France. 130.000 personnes ont alors bénéficié de cette mesure sur près de 150.000 demandes déposées grâce à la mobilisation des associations de l’immigration, de solidarité avec les migrants et aux syndicats.
Dix ans après, les circulaires du 5 août 1987 et du 23 juillet 1991 ont régularisé des demandeurs d’asile déboutés au terme d’une longue lutte. Cette régularisation ciblée mise en place à la suite de grèves de la faim a bénéficié à 15.000 personnes sur les 50.000 ayant déposé une demande.
Les lois Pasqua et Debré
Avec les lois Pasqua et Debré, des situations de non-droit laissant les étrangers sans statut sont apparues. Cette politique a conduit les étrangers dans des impasses juridiques dans lesquelles ils n’étaient «ni expulsables, ni régularisables». Plusieurs circulaires ont alors tenté de compenser les écueils d’une législation restrictive, comme les circulaires des 5 mai et 15 juin 1995 visant à régulariser les parents d’enfants français. Puis la circulaire du ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré du 9 juillet 1996 qui confirma ce cycle de régularisation ponctuel, sélectif et ciblé. C’est finalement la loi «Debré» du 24 avril 1997 qui a mis fin à certaines situations d’irrégularité inextricables en organisant des cas de régularisation par la loi.
Les régularisations sous Jospin
Avec la dissolution de 1997 et la formation du gouvernement Jospin, un nouveau temps politique s’ouvre et s’accompagne d’une régularisation par circulaire avant de procéder à une énième réforme de l’ordonnance de 1945. Pour répondre à une promesse électorale, la circulaire dite «Chevènement» du 24 juin 1997 constitua une admission au séjour sélective avant la nouvelle législation. Près de 80.000 étrangers sur 140.000 en bénéficieront.
Les régularisations de Sarkozy à Valls
Les dernières régularisations durant les périodes de gouvernement Sarkozy et de Valls ont comme point commun une volonté de durcissement des politiques d’immigration, avec des variantes mais les mêmes conséquences : la précarisation des sans-papiers et des demandeurs d’asile.
Ces politiques ont déclenché des mouvements populaires, des actions de revendication ou encore des grèves de la faim d’étrangers prêts à tout pour obtenir leurs régularisations. Ces mouvements ont, la plupart du temps, été relayés par les médias et soutenus par les associations et les syndicats. Avec la circulaire du 13 juin 2006, le gouvernement a choisi de mettre fin à ce conflit impopulaire avec les sans-papiers en prenant des mesures «en bout de course» comme une régularisation d’apaisement, une régularisation politicienne à la suite d’un long processus de contestation et de mobilisation avant l’entrée en vigueur de sa nouvelle loi, le 24 juillet 2006.
Avec les mesures de régularisation ordonnées par Valls, la délivrance d’un titre de séjour à l’étranger en situation irrégulière ne changea rien dans l’approche du dossier, l’esprit reste le même, les mesures de régularisation prononcées en faveur des travailleurs «sans-papiers» sont prises toujours par voie de circulaire et visent à uniformiser la politique migratoire dans les départements et à renforcer le pouvoir des Préfectures. Se sont donc installées, durant ces années, des pratiques inégales dans les départements, jugées fantaisistes et arbitraires dans le traitement des dossiers des sans-papiers.
C’est dans ce contexte que les préfets ont reçu la circulaire du 28 novembre 2012. Texte exhaustif, il dresse une liste – non limitative de cas de figure «ouvrant droit» à une mesure de régularisation. Ce texte a soulevé la colère des organisations de solidarité avec les migrants et des sans-papiers qui vont voir leurs conditions de vie et de travail s’aggraver.
La réforme Macron, état de la situation
Emmanuel Macron avait promis une «refondation complète de la politique d’asile et d’immigration» et se voulait à l’écoute des associations mais celles-ci contestèrent, pour la plupart, des mesures qu’elles jugent coercitives. Ce projet de loi annoncé le 12 juillet 2017 aboutit finalement à un durcissement de la rétention qui vise les sans-papiers avec un doublement de la rétention administrative, et la mise en œuvre du concept polémique de «pays tiers sûrs» justifiant le renvoi de demandeurs d’asile hors d’Europe. En final, les mesures prises précarisent encore plus les sans-papiers et les demandeurs d’asile. Leur nombre augmente sans perspective de solution.
Ce projet de loi jugé «coercitif» est contesté, se met en place, dans un contexte de durcissement des politiques d’immigration en France et en Europe. La circulaire Collomb du 12 décembre s’est fait aussi polémique, après l’espoir d’une nouvelle politique formulée par les associations de défense des migrants et des droits de l’homme.
L’accueil et la politique d’intégration sous Collomb et son successeur Castaner, le ministre de l’Intérieur, constituent certes une amélioration pour certaines catégories de migrants mais le durcissement se poursuit ainsi que le traitement brutal et sélectif de la question des sans papiers, dans un contexte de montée du populisme et de rejet des étrangers venant du sud partout en Europe.
L’ouverture vers les compétences venues du sud se traduit par le départ massif de compétences de leurs pays et l’installation d’une nouvelle migration de compétences, très présent dans la santé, l’informatique et d’autres secteurs dits stratégiques. Mais souvent, ces compétences restent exposées à une précarité en termes de reconnaissance de leurs qualifications et aussi d’inégalité de rémunérations, comme le montre la situation des médecins étrangers, dont de nombreux spécialistes tunisien(ne)s, qui occupent aujourd’hui un rôle central parmi les équipes de soignants fortement mobilisés contre la pandémie.
Mettre fin à la régularisation restrictive
Le point commun entre ces régularisations est d’avoir tenté, avec plus ou moins de réussite, de faire face à la production de l’irrégularité causée par la rigueur des politiques d’immigration successives.
La complexité des mesures et de leur application a de fait abouti à des «poches d’irrégularité» et à des dysfonctionnements de l’administration dans le traitement des demandes des étrangers. Au final, elles ont toutes eu vocation à corriger ponctuellement la sévérité et les effets trop tranchants de la législation migratoire mais sans arriver à des solutions adaptées.
Par ailleurs, ces cycles de régularisation s’inscrivent tous dans un contexte politique fort : alternance politique (1981), cohabitation (1993, 1997), changement de politique migratoire (fermeture des frontières en 1974, politique de l’immigration zéro (de 1993 à 1997) Lois restrictives sur l’immigration depuis les années 2000 à aujourd’hui.
Coronavirus et urgence de régularisation des sans papiers
Avec ce virus menaçant, les personnes précaires, les sans-papiers restent les grandes victimes de cette tragédie sociale et humaine. Ces populations qui sont confrontés aux risques sanitaires n’ont pas accès aux droits, aux soins, à l’hygiène, au logement, à la nourriture et à une activité professionnelle déclarée.
Comme le réclament de nombreuses organisations de la société civile et des personnalités politiques et solidaires, la demande de régularisation permettra à certaines personnes d’améliorer provisoirement leurs situations et d’envisager un avenir sans peur ni clandestinité. Avec la régularisation, ces plusieurs milliers de travailleurs peuvent enfin bénéficier de conditions de travail et de salaire dignes et sécurisées.
Dans ce contexte de guerre contre la pandémie et de politique de relance nécessaire des entreprises, ces femmes et hommes continuent, y compris durant la pandémie, à contribuer au quotidien à l’effort national. Ils doivent bénéficier d’une protection sanitaire et sociale, d’un titre de séjour et de travail.
La régularisation dans ce contexte de pandémie doit se traduire par un assouplissement réel et maîtrisé des procédures qui doivent tenir compte des situations complexes et faciliter la relation aux services de la Préfecture.
Il est temps, comme le font plusieurs pays européens, d’envisager une régularisation plus souple de milliers de travailleurs clandestins sans statut qui peuvent contribuer à l’économie et à la relance des secteurs dits stratégiques. Comme il est aussi urgent de revoir une politique de coopération avec les pays d’Afrique incluant ce volet, car ces femmes et ces hommes contribuent aussi à la richesse des pays africains dont les tunisiens par leurs contributions et soutien à leurs familles et villages.
Les sans-papiers peuvent participer à l’effort national
À la sortie du confinement, la question pragmatique de la sauvegarde de secteurs entiers de l’économie française passe par la mobilisation de toutes les forces dans le pays, la contribution des sans-papiers peut être appréciée positivement, comme le proposent de nombreux spécialistes (économistes, sociologues, démographes…) qui considèrent ces mesures de régularisation et d’intégration, comme une véritable option réaliste et opportune sur le plan économique, démographique et au niveau de la cohésion sociale.
L’obtention de leurs papiers par des milliers de travailleurs et de travailleuses en activité et non déclarées constitue une priorité éthique et humaine. La mobilisation des services de l’emploi, de la formation professionnelle au service de ces travailleurs et de leur intégration est un enjeu que la France doit envisager pour permettre aux employeurs de trouver la main d’œuvre qui manque comme le montre le secteur de l’agriculture et ses besoins de main d’oeuvre, secteur stratégique en puissance. Cette mobilisation ciblée peut pallier à la pénurie de personnels en France. Cette main d’œuvre disponible, expérimentée et jeune peut apporter sa contribution.
Partout en Europe, du Portugal à la Belgique et à l’Italie, des ouvertures sont faites, la France ne peut pas rester sans réponse appropriée, sans une politique nouvelle et courageuse dans ce domaine.
Une régularisation massive et réfléchie
Les régularisations passées n’ont pas entraîné de mouvement migratoire particulier, car ce sont avant tout les conditions de vie dans les pays d’origine qui déterminent les flux migratoires. Les frontières étant actuellement fermées, les milliers de personnes à régulariser en France peuvent avoir leurs espoirs réalisés.
Les régularisations massives ont toujours eu des effets bénéfiques, autant pour leurs bénéficiaires directs que pour l’économie du pays accueillant et pour sa cohésion sociale.
L’après pandémie doit ouvrir de nouvelles perspectives solidaires, ne pas les anticiper, c’est perdre la bataille de la solidarité et la cohésion sociale et économique, c’est repartir affaibli pour refonder un système qui montre ses limites.
* Responsable associatif en France.
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