Fervent nationaliste, homme d’Etat intègre et rigoureux, Bélaïd Abdesselam, mort à 92 ans, fut l’incarnation d’un projet ambitieux d’industrialisation de l’Algérie, brisé en plein élan.
Par Hassen Zenati
Pour la postérité, Bélaïd Abdesselam, décédé avant-hier, samedi 27 juin 2020, à 92 ans, restera l’homme d’un projet ambitieux : industrialiser l’Algérie pour la sortir du sous-développement et en faire la locomotive économique du Grand Maghreb Arabe, face à l’Europe.
Soutenu fermement par le président Houari Boumédiène, il mena pendant près de douze ans de 1965 à 1977, à la tête du ministère de l’Industrie, qu’il avait transformé en «Etat dans l’Etat», une politique d’investissements industriels à la hussarde, ouvrant chantier sur chantier dans un pays dont la population était essentiellement agricole sans aucune tradition industrielle.
À l’issue de négociations ardues avec la France sur les conditions d’exploitation du pétrole après l’indépendance, il crée de toutes pièces la compagnie publique d’hydrocarbures Sonatrach, dont il fut le premier président (1964-1966). Il envisageait qu’à terme aucune goutte d’or noir algérien ne soit cédée à l’étranger à l’état brut, mais transformée en une multitude de produits dérivés, issus d’une vaste plateforme d’industries pétrochimiques.
Sa grande idée fut l’«industrie industrialisante»
Il adopta l’idée d’«industrie industrialisante», un concept développé par l’économiste français Gérard Destanne de Bernis de l’université de Grenoble. L’industrie devait entraîner dans son sillage l’agriculture traditionnelle en lui procurant les équipements mécaniques de haute qualité technique nécessaires : tracteurs, moissonneuses-batteuses, pour augmenter ses faibles rendements et nourrir ainsi la population en progression rapide.
Les deux plans d’industrialisation entre 65-69 et 70-75, lancés dans une effervescence populaire soutenue, comportaient par ailleurs la création d’industries mécaniques intégrées à un haut niveau, de matériaux de construction, du textile et du cuir, du médicament. Des bases industrielles ont ainsi vu le jour : sidérurgie à Annaba, véhicules industriels à Rouiba (Algérois), pétrochimie à Arzew (Oranie) etc…
La nationalisation en février 1971 des hydrocarbures, devait procurer, grâce à l’ajustement du prix du baril survenu en 1973, les subsides indispensables à la réalisation de ces chantiers. Le projet fut mené tambour battant, malgré une accumulation de critiques sur le dimensionnement des usines, le recours à une technologie sophistiquée mal assimilée par des ouvriers à peine sortis de la paysannerie, aux contrats clés en mains, et une gestion hasardeuse des entreprises publiques confiée à des jeunes cadres sans grand expérience de l’entreprise.
Ces critiques étaient cependant balayés d’un revers de main par un Bélaïd Abdesselam, têtu, hautain, sûr de son fait et peu regardant sur les conséquences sociales du programme : pénuries à tous les étalages, déficit dramatique de logements, ouvrant la voie à un gonflement des bidonvilles à la périphérie des zones industrielles. Commencée en mystique, l’industrialisation tournera au cauchemar pour une grande partie de la population, dont les revenus s’accroissaient, mais sans se traduire par une meilleure consommation ni l’amélioration du niveau de vie.
Chadli Bendjédid met fin au cauchemar
L’arrivée au pouvoir du président Chadli Bendjédid à la suite du décès brutal du président Houari Boumédiène en 1979, donne un net coup d’arrêt à cette politique. Elle ouvre la porte aux importateurs qui devaient inonder le marché de produits étrangers – du nécessaire au superflu. Ce virage vers l’économie libérale, suivi par un fort endettement, l’Algérie en ressentira un peu plus tard les effets, avec la dénationalisation d’une partie de ses entreprises publiques, accompagnée d’un cortège de licenciements et de chômeurs. Elle passe à un cheveu d’un plan drastique de rééchelonnement de sa dette que voulait lui imposer le FMI, en pleine «décennie noire» de tentative de prise du pouvoir par les islamistes.
Rappelé au pouvoir en juillet 1992, après une traversée du désert de quelques années, Bélaïd Abdesselam, fidèle à lui même, rejette le plan de réajustement du FMI et préconise une «économie de guerre» centrée sur la reprise de la production, tournant le dos à la consommation. Il accuse les «laïco-assimilationnistes» de ceux qu’on appelle en Algérie «le parti de la France», d’avoir brisé l’élan de l’industrialisation. Mais son programme ne passe pas. Il est de nouveau acculé à se retirer de la politique une année après avoir été rappelé en «sauveur» à la tête du gouvernement.
Homme de caractère et forte tête, Bélaïd Abdesselam était craint par ses cadres dont il exigeait une loyauté et une rigueur de tous les instants. Pratiquement autodidacte en matière économique et industrielle, d’une capacité de travail proverbiale, il s’était formé sur le tas, en poursuivant ses activités militantes au sein du mouvement étudiant algérien et nord-africain.
Né en 1928 à Ain Kébira (Périgotville – Sétif), d’une famille aisée originaire de Grande Kabylie, militant du PPA (Parti du peuple algérien, matrice du combat nationaliste), lycéen, il est arrêté en mai 1945 après les massacres de Sétif (45.000 morts algériens). On le retrouve de 1951 à 1953 à la tête de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF), avant de participer en 1955 à la fondation de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), après avoir rejoint le Front de libération nationale (FLN).
Après plusieurs péripéties, le FLN le désigne, au lendemain du cessez-le-feu, à la tête de la Commission des affaires économiques de l’Exécutif Provisoire, sorte de gouvernement de transition paritaire franco-algérien chargé de préparer l’arrivée sur le territoire national des dirigeants algériens en exil. Mis à l’écart par Ahmed Ben Bella, premier président de la République algérienne, il est repris par Houari Boumédiène, qui en fait un «épouvantail» anti-français, redouté par les ministres et ambassadeurs de Paris. Commence alors sa longue ascension dans le pétrole et l’industrie jusqu’à la disparition de son mentor.
Responsable à la parole rare tant qu’il était au gouvernement, aussitôt déchargé de ses responsabilité, il enrichira la bibliothèque politique algérienne de plusieurs ouvrages, dont un long entretien autobiographique avec les écrivains Ali El-Kenz et Mahfoud Bennoune.
Otage de Carlos à Vienne
Un épisode dramatique marquera le parcours politique de Bélaïd Abdesselam, lorsque le 21 décembre 1975, il est pris en otage à Vienne (Autriche) avec dix autres ministres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), dont le Saoudien Zaki Yamani et l’Iranien Jamshid Amouzegar, par un commando agissant au nom d’une organisation palestinienne, dirigé par le Vénézuélien Carlos. Le ministre algérien convainc Carlos de diriger l’avion vers Alger. Après de longues heures d’attente et de négociations et une odyssée de la peur entre les aéroports de Tripoli et de Tunis, les autorités algériennes obtiennent de Carlos la libération des tous les otages, contre l’asile politique et une forte rançon, payée par les Saoudiens. Carlos ne séjournera pas plus de deux semaines en Algérie, mais l’intervention de Bélaïd Abdesselam, cheville ouvrière de la négociation, aura épargné le pire : le massacre de plusieurs dizaine d’innocents.
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