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Quelle agriculture en Tunisie après la crise du coronavirus ? (3-3)

Après l’annonce d’un embargo par les grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous vivons le spectre de la faim qui menace la stabilité politique et sociale dans le monde. Pour faire face à cette menace, il faut un plan de développement basé sur la protection de l’économie nationale, la création d’un fonds pour redynamiser l’investissement et créer des emplois et le soutien aux systèmes de production afin de réduire le déficit commercial. Nous évoquerons dans ce troisième et dernier article d’autres aspects de ce plan : la gestion des bio-ressources forestières et des ressources en eau.

Par Chérif Kastalli

8- La gestion des bio-ressources forestières

La zone forestière englobe une superficie de 850.000 ha avec une population de l’ordre d’un million d’habitants. Depuis le 18e siècle, la population forestière est en situation conflictuelle avec les pouvoirs qui ont dominé la Tunisie, malgré que la forêt soit une terre collective en copropriété entre les habitants de la forêt. En 1842, le Bey par un décret avait chargé l’«oukil», commandant militaire, de Tabarka pour contrôler les exploitations forestières dans les massifs montagneux du littoral (11).

Les autorités coloniales ont domanialisé les espaces forestiers et réalisé au profit des colons des opérations de dépossession d’envergure englobant des centaines de milliers d’hectares en utilisant la répression et des décrets spoliateurs tels que les décrets du 4 avril 1890, du 13 janvier 1896 et du 22 juillet 1903. Le décret du 23 novembre 1915 limite à l’extrême les droits d’usage des populations tunisiennes établies dans les zones forestières ou à leur périphérie (12).

Lors de la période de l’indépendance, la répression n’a pas cessé et l’Etat a procédé à la délimitation des terres à vocation forestières et leur classement dans le domaine de l’Etat que la population considère comme une dépossession. Il est à noter que 350.000 ha, objet de réquisition d’immatriculation, ne sont pas encore attribués par le tribunal foncier au domaine privé de l’Etat ce qui explique bien que les ayants droits aux fonciers sont les habitants de la forêt.

Il faut noter aussi que malgré sa révision le code forestier reste répressif. Le côté social y est peu développé. Il ne permet pas en particulier aux GFIC (groupements forestiers) de participer à des adjudications importantes.

On voit bien que la population forestière est une communauté hors la loi sur son propre terrain.

De même un hectare de foret génère une rente dérisoire. En 2017, les bénéfices nets des produit forestiers (liège, bois, myrte, romarin, lentisque, champignons, graines de pin d’Alep) sont de 15.908.033 dinars soit par hectare 24 dinars (13).

Il est alors indispensable de pousser vers une implication accrue de la population forestière dans la cogestion des bio-ressources pour une valorisation de la forêt et la réhabilitation des manquants et le remplacement des sujets non productifs par des plants à haute valeur ajoutée comme le pistachier, le noisetier, l’amandier, le noyer, les plantes aromatiques et médicinales, etc.

Pour ce faire un contrat de «mougharsa» doit être conclu entre l’Etat et l’habitant de la forêt et en annexe de ce contrat sera greffé un cahier des charges où seront définies les tâches et les obligations du «mougharsiste» tout en mentionnant le respect de l’écosystème, la conservation des eaux et sol, la sauvegarde des bio-ressources et le mode de faire-valoir de la part qui sera attribuée à l’Etat une fois la plantation entre en production. Par cette mesure, on peut créer dans les régions des tells 50.000 exploitations forestières à raisons de 10 ha par exploitation et créer 200.000 emplois permanents.

Le contrat de «mougharsa» est la réparation d’une injustice historique marquée par l’oppression, la dépossession et la paupérisation. Il consiste à une entente entre le propriétaire d’un terrain nu et un exploitant planteur qui se charge de planter le terrain nu en arbre fruitiers et de l’entretenir jusqu’à ce qu’il entre en production. Une fois le verger est productif, le planteur est alors copropriétaire à part égale avec le propriétaire initial. Ce contrat est mentionné dans le code des obligations et des contrats. Il est encore en vigueur (une grande partie de l’oliveraie de Sfax a été réalisée selon un contrat de «mougharsa» entre la Djamiaa des habous ou administration des habous et les cultivateurs sfaxiens, car les terres beyliks qui sont gérées par la Djamiaa n’ont pas trouvé de locataires. Il faut dire que sans ce contrat de «mougharsa», la forêt de l’olivier de Sfax ne serait pas comme elle est maintenant).

9 – Comment assurer une eau potable à la prochaine génération ?

La mauvaise gouvernance de nos ressources en eaux et l’absence d’une vision qui garantit une eau pure à la future génération menace de soif 12 millions d’habitants. Avec le temps, on craint que la crise de l’eau s’aggrave et que la situation devienne ingérable. Car nous sommes en train d’assister passivement à :

  • un manque de réserves en eau avec la détérioration de sa qualité, le changement de sa couleur, de son goût et de son odeur;
  • l’envasement des barrages et l’absence d’un programme de dévasement et de dragage des barrages;
  • le versement des eaux usées dans les cours d’eaux et les retenues des barrages;
  • les capacités limitées des stations dépuration de l’Onas d’éliminer les bactéries et les virus qui arrivent aux grands bassins de la Sonede de Ghdir El-Golla;
  • la forte pression démographique de la population des bassins versants, le dépôt de cadavres d’animaux malades et autres déchets dans les cours d’eaux, le sur-pâturage, l’absence de techniques douces dans le travail du sol;
  • le déversement dans la mer, chaque année, de plus que 300 millions de m3 des eaux des barrages de Sidi El Barrak et Barbara;
  • l’absence de programmes de développement durable qui impliquent la population des bassins versants dans la conception, l’exécution et la sauvegarde des ouvrages hydrauliques;
  • des difficultés dans la programmation et l’élaboration des stratégies et dans la détermination les responsabilités suite aux différends intervenus dans la gestion de l’eau potable tels que les ministères de l’Agriculture, de l’Environnement, des Affaires locales, de l’Equipement et de l’Aménagement du territoire).

Les retenues des barrages sont menacées par la pollution. Si on ne prend pas des mesures urgentes, ces retenues seront une mare infestée de bactéries et de virus, il est à signaler que des traces de Covid-19 ont été détectées dans les eaux usées de Barcelone, de Milan et de Paris. Il est donc nécessaire:

  • d’interdire le versement des eaux traitées on non dans les cours d’eaux;
  • de sauvegarder le bassin versant d’Oued Medjerda par la collecte des eaux usées et les drainer vers les zones arides pour une réutilisation dans des cultures résilientes;
  • d’envisager, pour la population des bassins versants, un programme spécifique de gestion des eaux usées et des cadavres de bétails, et ce par la construction des fosses septiques afin de réduire la pollution des cours d’eaux;
  • de procurer au Grand-Tunis et au Cap Bon une eau ultra pure ceci par la construction de deux barrages d’une capacité respective de 100 millions de m3 par an, l’un sur Oued El Maaden et l’autre sur Oued El Melleh qui, par gravité, fournissent 200 millions de m3 au Grand-Tunis et nous évitons ainsi les lâchers de 400 m3 dans la mer(13). Ceci est d’autant plus nécessaire que les eaux déversées dans la mer par les barrages El Barak et Barbara en 2018 ont dépassé les 400 millions de m3 soit l’équivalant des capacités de rétention des barrages de Kasseb, Malleg, Bouhertma et Bni Mtir;
  • d’équiper les barrages des bas fond comme El Barrak et Barbara par des stations voltaïques flottantes de technologie tunisienne pour pomper les eaux vers les barrages Bouhertma et Sejnane.

Fin.

Notes :
(11) «La sylviculture française dans la région méditerranéenne» par G. Lapie, inspecteur principal des eaux et forêts.
(12) «La législation forestière sous le Protectorat», Marouane Lajili, in ‘‘Rawafid’’ n°9, Revue de l’Institut supérieur d’histoire du mouvement national, 2004.
(13) Onagri : Indicateurs clés sur la forêt, les produits et services forestiers en Tunisie, 2018.
(14) Onagri : Apports et lâchers des barrages 2019.

* Président de l’Association Méditerranéenne pour le Développement.

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