Un jeune médecin, Dr Badreddine Aloui, est mort hier soir, jeudi 3 décembre 2020, pendant son service des suites d’un accident survenu dans un ascenseur défectueux d’un hôpital public à Jendouba. Il paraîtrait que l’entretien normal de l’appareil n’eût pas été réalisé, faute de moyens financiers nécessaires. Cette mort tragique aurait pourtant pu être évitée. Elle est le résultat de la mal-gouvernance sévissant depuis plusieurs années dans une Tunisie au bord de la banqueroute.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’hôpital ne se serait pas acquitté auprès du fournisseur des ascenseurs de ses obligations pour des prestations antérieures, et celui-ci aurait décidé en conséquence de ne plus assurer les travaux d’entretien jusqu’au remboursement des sommes dues. Mais au lieu de décider de fermer les ascenseurs et de les mettre hors-service, par mesure de précaution, la direction de l’hôpital, responsable de la sécurité dans l’établissement, en a continué l’exploitation comme si de rien n’était. Avec des bâtiment de 5 étages et des services de chirurgie, de réanimation et d’obstétrique situés plusieurs niveaux au dessus du rez-de-chaussée, l’absence d’ascenseurs aurait signifié le transport des malades sur des brancards dans des escaliers surchargés au prix de difficultés énormes et de risques épidémiques non négligeables, si tant est qu’il se fût trouvé des agents assez complaisants pour l’accepter, ou un syndicat prêt à l’imposer.
Autrement dit, une telle éventualité aurait signifié la paralysie de l’hôpital et sa fermeture, éventualité qui apparemment n’entrait pas dans les vues du ministère de la Santé, coincé entre les restrictions budgétaires imposées par la politique néolibérale, et le souci de ne pas verser de l’huile sur le feu d’une situation sociale suffisamment explosive en ces temps troublés.
Des structures hospitalières désormais vétustes
Il y avait donc une nécessité technique d’arrêter l’exploitation des ascenseurs. Il y en avait bien une autre, administrative, d’assurer la continuité du service, confortée par la décision de ne pas mécontenter la population, ce choix étant purement politique. Il reste donc à savoir si le directeur de l’hôpital était administrativement couvert au moment où la funeste décision a été prise. Mais il se pose aussi la question de l’adéquation des structures hospitalières actuelles, désormais vétustes, aux besoins de la population.
Lorsque l’hôpital de Jendouba est entré en service dans les années 80, la population n’était pas aussi importante, les normes d’exploitation étaient différentes. Aujourd’hui il est devenu impensable que les services assurant les soins vitaux soient situés à distance des urgences et ne soient pas facilement accessibles. Mais selon toute vraisemblance les travaux de mise à niveau des structures hospitalières existantes n’ont été que fort peu réalisés, au moins relativement aux moyens disponibles, alors que dans le même temps des administrations aussi imposantes qu’inutiles étaient ou érigées ou rénovées à grands frais.
Les normes de sécurité souvent négligées
Si on en revient à l’aspect légal de l’accident, l’affaire ne sera résolue qu’en justice. On arguera de l’accident du travail afin que la famille de la victime ait droit aux compensations financières censées clore le dossier. Mais il est douteux que celle-ci accepte le deal. Une plainte en pénal, pour homicide involontaire, sera donc très probablement déposée, ainsi qu’en civil, et auprès de la justice administrative, pour dommages et intérêts, la responsabilité du ministère de la Santé étant elle aussi engagée. Il demeure de savoir si la justice, pour peu qu’elle ne soit plus en grève, se décidera à sanctionner pénalement des manquements aussi graves aux normes de sécurité, quand c’est l’administration qui est impliquée, mais en Tunisie, celles-ci sont souvent négligées et la pandémie actuelle l’a fort bien prouvé.
L’autre question qui se pose est aussi évidemment la place désormais de plus en plus menacée du cadre médical dans l’exercice professionnel au sein de la fonction publique.
Dans l’affaire actuelle, la victime aurait pu être aussi tout autre usager de l’ascenseur. Il n’en demeure pas moins que ce sont les médecins qui souffrent le plus parce qu’en plus du risque inhérent à la fonction, et qui par pandémie a déjà fait un nombre important de morts parmi eux, souvent du fait de l’absence de l’équipement adéquat, lui-même lié à la réticence de l’administration à la dépense, ils sont exposés à la colère multiforme du public qui est le premier à les tenir injustement responsables des carences de l’hôpital, et parfois, aux foudres d’une justice plus complaisante sur d’autres dossiers. Et quand il s’agit de jeunes internes et de résidents, tributaires de notes de stages, ils n’ont que fort peu de moyens de se défendre et de revendiquer au moins le respect de leur sécurité propre. Il convient d’autant plus de le souligner que lors de l’affaire des bébés morts de l’hôpital de la Rabta, à Tunis, le syndicat de la santé publique, affilié à l’UGTT et regroupant les techniciens supérieurs de la santé, avait imposé l’arrêt de l’enquête judiciaire pour la détermination des responsabilités. Et l’ancien chef de gouvernement Youssef Chahed avait obtempéré, alors qu’il était demeuré les bras croisés, quand une jeune résidente avait été détenue pour une rature dans un dossier médical, sans aucune faute professionnelle de sa part.
Il est donc illusoire d’espérer un changement de politique au niveau des hôpitaux. Dans un pays emporté depuis plus de dix ans par l’islamisme et qui s’installe dans une anarchie voulue d’en haut, il est temps que les médecins de la santé publique, prenant en cela exemple sur les juges, trouvent les solutions adéquates à leurs problèmes, afin d’imposer à tous le respect de leur dignité et de leur sécurité.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
Donnez votre avis