Né à Mahdia, en Tunisie, en 1946, Moncef Ghachem est l’une des voix majeures de la littérature maghrébine d’expression française. Descendant d’une famille de pêcheurs depuis quatre générations, la mer marquera profondément son univers poétique. «Je suis venu de la mer, de la soif, du cri. Je suis voué au cri comme les vents de la mer», dira-t-il.
Après des études en Tunisie et en France, Moncef Ghachem a publié plusieurs recueils de poèmes : ‘‘Cent mille oiseaux’’ (1975), ‘‘Car vivre est un pays’’ (1978), ‘‘Cap Africa’’ (1989), ‘‘Nouba’’ (1997), où il fait retentir l’écho des poètes martyrs en Algérie, ‘‘Orphie’’ (1997), à l’éloge de la mer où il chante ses chers pêcheurs et marins, et toujours, la figure emblématique du père, et ‘‘Mugelières : Pique d’étoiles’’ (2013). Dans ‘‘Matin près de Lorand Gaspar’’ (1998), il rend hommage au poète français d’origine hongroise dont il fut longtemps l’ami et le voisin à Sidi Bou Saïd, le village arabo-andalous au nord de Tunis auquel ils étaient très attachés et ont résidé de 1971 à 1996.
En 1994, Ghachem publie ‘‘L’Épervier, nouvelles de Mahdia’’ dans lequel il démêle de lucides et édifiantes histoires de ses solides filets de mémoire : «C’était le printemps du paysan, celui qui portait dans sa voix brève et cristalline les jardins de la mer, celui qui récoltait de son rose champ le mulet et tirait de ses résidences caverneuses le pagre et le denté, celui qui caressait de ses paupières l’étoile du matin, pour rentrer, chaussé d’embruns, avec le loup des tempêtes exténuées. C’était mon père, et le temps est passé», témoigne-t-il.
Lors d’une rencontre littéraire organisée à Hautvillers en 1975, à laquelle participent de nombreux poètes francophones dont Léopold Sédar Senghor, Ghachem affirme : «Je me gausse de l’angoisse sénile de ceux qui galvaudent la poésie maghrébine de langue française, prétextant déracinement et déculturation», exprimant ainsi l’idée de faire partie de l’univers des poètes qui écrivent en français, qu’ils soient du Maghreb, de l’Afrique Subsaharienne ou des Antilles, tout en acceptant la cohabitation des cultures.
Moncef Ghachem a reçu le prix International Mirabilia de poésie francophone en 1991 pour son œuvre, le Prix Albert Camus en 1994 (mention découverte) pour ‘‘L’Épervier – Nouvelles de Mahdia’’ et le prix international de poésie de langue française Léopold Sédar Senghor pour l’ensemble de son œuvre en 2006.
J’écris avec la tyrannie des misères
J’écris avec mes processions de poète errant
J’écris avec les jachères sèches de la terre
J’écris et la colère gronde dans mon cœur transparent
J’écris avec cent milliards de balles à tirer
dans la cervelle des bobards les jambes des voleurs
la couronne des bavards la bourse des guerriers
le calcul des imbéciles sur l’échelle des grandeurs
avec la honte avec les chienneries de la haine
les cicatrices coites des mecs de cloaques les coups de triques
avec la traque la trouille avec les chiourmes les chaînes
dans troupeaux sombres des bourriques hongres d’Afrique
J’écris avec les hordes numides sur les routes chaudes
avec violence du sang fidèle des fils et des pères
avec cœurs fertiles des bédouines et leurs couches fécondes
amer exode rural des frères errances amères
J’écris avec fellah au front de hurlement
sous écran de midi où mugit la sécheresse
le long des hamadas cuites ses espoirs mouvants
sa prière son blasphème sa fatigue sa carcasse
J’écris avec les bras tatoués des vieux pêcheurs
les chaluts les ancres les rames les palangres
caisses de poissons patrons-gueules –vides– maraudeurs
les naufrages les affres les guignes les gouffres
avec la faim avec le foutre avec la fureur
avec la flamme avec la rocaille avec l’arbre
avec la racaille avec les haillons avec la sueur
avec les chants percés de sang le mewall le sabre
J’écris avec la tyrannie des misères
J’écris avec mes processions de poète errant
J’écris avec les jachères sèches de la terre
J’écris et la colère gronde dans mon cœur transparent
J’écris avec les menottes flanquées aux larynx
avec gueulards crasseux en sanglots dans les rues
avec planquées de noires ruelles vendeuses de sexes
avec mendiants de mon quartier complaintes pourries
avec le danger la menace l’audace la souffrance
les bungalows les bidonvilles les bulldozers les erreurs
les astuces les sarcasmes les ténèbres les absences
les routines les fatras le cafard et la peur
J’écris avec l’athlète le va-nu-pied l’infirme
la jaunisse la tuberculose la typhoïde le typhus
infortunés mal-aimés indésirables infâmes
infirmières souriantes leur dis merci au nom de tous
avec les cireurs regards jaunes les chômeurs babouches fichues
ceux qui dorment dans le froid ceux qui rôdent dans les gares
les sans-abris les sans-espoir les sans-amis
le sang-bouilli le sang-cendré le sang-trimard
avec la mémoire et la chair des torturés
électrisés carbonisés enterrés – vifs martyrs
barreaux gants de bourreaux râles de loques châtrées
avec la mémoire avec amour avec l’ire
avec la concession les crimes les pègres les escortes
avec la crainte avec l’ordure avec la glèbe
la fièvre et la folie la foudre la fonte
les scandales les hécatombes les temps-chacals les temps-crabes
J’écris avec la tyrannie des misères
J’écris avec mes processions de poète errant
J’écris avec les jachères sèches de la terre
J’écris et la colère gronde dans mon cœur transparent
J’écris avec mes aimées mes veuves mes meurtrières
celles que je déshabillais celles qui m’habillaient
de lumières celles qui pleurèrent celles qui m’emmenèrent
avec l’aube dans leur chambre pour nous embrasser et nous serrer
avec nos désirs nos morsures nos déchirures
toute la chanson des tendresses dans nos visages
avec nos retours fulgurante nos errances dures
nos insomnies nos silences nos gaietés nos orages
avec vent arrachant de la chair la mer la rumeur
avec fringales frémissantes aux corolles des caresses
avec étreintes qui supplient le cœur absolu des chaleurs
avec nudités démesurées de nos pauvres richesses
avec les gestes révulsés les langoureuses tempêtes
les murs du plaisir les portes des lassitudes
les serments les soifs aurorales les bêtes célestes
le délire astral le sommeil le réveil le vide
avec les viles villes les fosses macabres les bosses
les obstacles les déluges les cataractes
les frontières les enfers les cases les trous les crasses
l’ennui la perte les tohu-bohu les coups de tête
avec les saccades les clous les galles les énervements
la bacchanale les tam-tams les tangages les fumées
les besoins les remords les gaffes les licenciements
les maux latents de s’écouter se consumer
J’écris avec la tyrannie des misères
j’écris avec mes processions de poète errant
j’écris avec les jachères sèches de la terre
j’écris et la colère gronde dans mon cœur transparent
avec le baroud les bombes les plastics les rafales
l’or le pétrole le sahara les trafics
la frime le kidnapping les capitulations les rafles
la cruauté la stérilité les narcotiques
J’écris avec les esthètes les cosmonautes les bêtises les gloires
avec les monstres squelettes – à – vomir – des savanes – des – Biafras
avec mes frères fedayins aux aguets dans le noir
tous mes morts inconnus le massacre et la mafia
avec les enfants suppliciés et les angoisses des femmes
avec les mythomanes les génocides les apatrides
j’écris et le langage s’émeut et le roc s’enflamme
et la lumière éventre les déserts arides
J’écris avec toi bien-aimée mon sang mon cœur ma voix
douce mère ma patrie Tunisie mon offrande
je ne suis qu’à toi je peux me déchirer pour toi
Tunisie ma chérie ma Tunisie chaude amante
mon pays des plus pauvres que soi des soleils des plages
ma terre parsemée de courages de cris de victoires
d’oliveraies de palmeraies ma face de deggaz de mage
de labeurs d’éclairs de fureurs de cratères
o mère que je m’endorme que je m’étende en toi
que mon corps de palmes pourpres te couvre o sainte
ma joie mon joug ma force ma jeunesse ma foi
ma mère serre-moi prends moi loin du labyrinthe
J’écris avec la tyrannie des misères
J’écris avec mes processions de poète errant
J’écris avec les jachères sèches de la terre
J’écris et la colère gronde dans mon cœur transparent
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