Tout le monde sait que le droit et la loi sont des éléments clairs pour toute société organisée. Mais que ce soit dans le droit privé ou public, l’imprévu est largement traité dans les sciences juridiques, mais ce chapitre reste peu connu chez les juristes «orthodoxes». Le malentendu opposant actuellement Kaïs Saïed, d’un côté, à Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi, de l’autre, remet cette notion au cœur du débat… politique en Tunisie.
Par Hélal Jelali *
Kais Saied était l’invité surprise de l’élection présidentielle de 2019. Souvent imprévisible dans ses paroles et ses actes, il enfonce le clou, depuis quelques semaines, avec un imprévu juridique et constitutionnel : «J’ai le droit de refuser la prestation de serment de certains ministres, même s’ils avaient bénéficié de la confiance de l’Assemblée», nous dit-il, en invoquant les soupons de corruption et de conflit d’intérêt qui entourent ces indésirables, non sans cette rigidité doctrinale qu’on lui connait désormais.
Avec son flegme de juriste droit dans ses bottes, il a l’art de créer des positions juridiques inédites. Certes, il répète que c’est lui, en tant que président de la république, le garant de Constitution de 2014, mais insidieusement, il vient d’ouvrir une brèche dans ce domaine : l’imprévu dans le droit constitutionnel me pousse à me tourner vers la jurisprudence…
La course aux interprétations et à l’arbitrage
Pour les juristes orthodoxes, le droit est le contraire de l’imprévu. Certes, le droit anticipe et prévoit des solutions à tous les conflits, mais devant l’imprévu, c’est la course aux interprétations et à l’arbitrage.
Le professeur de droit public Yadh Ben Achour, l’un des parrains de la nouvelle constitution et auquel ses adversaires reprochent d’avoir souvent servi les intérêts des islamistes, ne semble guère s’émouvoir de voir le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, tenter de substituer à la Constitution, le règlement intérieur de l’Assemblée… Il défend la «norme juridique» comme modèle pour tous les conflits sans tenir compte des circonstances. Selon l’universitaire, Kaïs Saied viole la Constitution en refusant la prestation de serment de certains ministres.
Yadh Ben Achour n’est-il pas choqué de voir un président de parlement diriger, en même temps, et d’une main de fer, un parti politique ? C’est à la limite «anticonstitutionnel». Et, en tout cas, éthiquement inacceptable. Le juriste s’est lancé dans des comparaisons bien savantes sur les constitutions de toute la planète, mais il a oublié que toute analyse juridique devrait être «contextualisée» et mise en perspective.
Pour certains, ce débat paraîtrait bien abstrait : mais une situation juridique imprévue par le droit est identifiée par les conséquences qu’elle pourrait engendrer. Et c’est là que Kais Saied est devenu le maître du jeu. «Je voudrais vous aider à ne pas devenir Elyes Fakhfakh II», semble dire le président de la république à Hichem Mechichi, le chef de gouvernement qu’il avait lui-même nommé et dont il ne veut plus.
La vertu est-elle au dessus de la loi?
Dans son livre « L’imprévu et le droit », la juriste Anne Simon écrivait : «La notion d’imprévu semble rencontrer le droit de deux manières. D’une part, il existe la norme imprévue : la norme nouvelle, la coutume en formation ou l’interprétation surprenante. Elle soulève essentiellement la question de la sécurité juridique. D’autre part, il y a le fait imprévu. La norme doit se saisir de situations de fait qui n’avaient pas été anticipées.»
Dans le différend qui oppose Kais Saied à Hichem Mechichi, «l’autorité de compétence» devient l’argument majeur du président de la république, qui n’arrête pas de soulever la dimension de la morale et de l’éthique dans l’interprétation juridique…
La Constitution française de la Ve République n’avait pas prévu la cohabitation entre un président socialiste et une majorité parlementaire de droite. Quand le Parti Socialiste avait perdu les élections législatives de 1986, certains observateurs pensaient que le président François Mitterrand devait démissionner… et parmi eux l’ancien Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre. Ici, c’est «l’autorité de compétence» doublée de la «la légitimité de puissance du suffrage universel» qui sauveront François Mitterrand.
Contrairement à la conviction de certains juristes, le président de la république tunisienne refuse une interprétation absolue et littérale de la Constitution. Dans son optique, il est nécessaire de tenir compte des circonstances du moment dans toute approche du texte fondamental. La vertu est au-dessus de la loi… Mais les juristes orthodoxes considèrent que la norme juridique est au-dessus de la morale et de l’éthique. Kais Saied appuie son positionnement par un discours référendaire et plébiscitaire, en ayant recours au soutien populaire et c’est ainsi qu’il entre dans une zone grise du droit constitutionnel et dans la spirale des controverses sans fin.
Saied refuse la dimension politique de sa fonction
Dans cette affaire de prestation de serment et contrairement aux analyses d’éminents juristes, le chef de l’Etat élu par plus de 72% des suffrages ne se réfugie pas dans le positivisme juridique et le légalisme constitutionnel. Il voudrait être une source du droit et de jurisprudence. Il sait que le droit romain n’aime pas – par exemple – que les tribunaux créent des lois, et par conséquent les anciens Romains se méfiaient de toute jurisprudence. Ce n’est pas le cas des Common Law des Anglo-saxons où la jurisprudence reste la référence.
Dans sa dernière lettre à Hichem Mechichi, le président de la république semble nous dire que la situation politique est exceptionnelle, et par conséquent, la force majeure lui impose une action unilatérale.
Depuis 2014 et jusqu’à aujourd’hui, Kais Saied n’a cessé de dénoncer la classe politique et la nouvelle Constitution. Il refuse sèchement l’option du «Directoire» issu de la révolution française et le régime parlementaire. La réforme du code électoral avec un scrutin majoritaire à deux tours renforcerait l’implantation du parti Ennahdha. Et ce serait, encore une fois, l’impasse pour le président de la république.
Le président de la république «victime» de sa victoire
En multipliant les petits bains de foule, en prenant, souvent le peuple à témoin et en recevant régulièrement les représentants de la société civile, Kais Saied veut rester le militant de la campagne électorale, le chroniqueur et non l’acteur. Il commente, il analyse, il dénonce, mais n’exprime pas son autorité par l’action. «La présidentialisation» de sa personnalité et de sa fonction n’a pas émergé au grand jour. La parole présidentielle reste souvent incantatoire, clivante, et confuse. Dans une telle conjoncture, il ne peut «forcer le destin» pour arrimer ses ambitions.
Celui qui ne maîtrise pas le «temps politique» sera condamné à le subir
Kais Saied et Rached Ghannouchi ont un ennemi coriace qu’ils feignent d’ignorer : le temps et peut-être la situation socio-économique. Celui qui ne maîtrise pas «le temps politique» est condamné à le subir… Les crises ayant entouré la nomination de Habib Jemli, Elyes Fakhfakh et Hichem Mechichi pour le poste de chef de gouvernement pourraient discréditer les deux hommes à long terme.
La grande difficulté et le dilemme qu’affronte Saied est son refus d’accepter certaines alliances nécessaires en dehors de la galaxie Ennahdha. Il reste confiné dans un «juridisme» où la diligence de l’action politique est absente. «La politique commence quand vous acceptez de déjeuner avec votre adversaire», nous disait un directeur d’une rédaction parisienne.
Quant à la stratégie politique du président de la république, elle plus que claire : «Je sonde les défenses de l’adversaire, Ghannouchi en l’occurrence, et à défaut de pouvoir l’évincer, je le déstabilise par tous les moyens institutionnels», semble-t-il se dire. Le président de l’ARP et du parti Ennahdha paraît piégé par l’intransigeance de Saied, qui dispose d’un joker ou d’ne arme de dissuasion massive: la dissolution de l’Assemblée, le cauchemar des islamistes, selon tous les sondages.
Le temps où Ghannouchi avait affaire à un président de la république très âgé, souffrant et surtout flexible, feu Béji Caïd Essebsi, est bien révolu.
Pour revenir à Mechichi, une question se pose et qu’il ne semble pas se poser : comment pourrait-il travailler avec Carthage, alors qu’il s’est allié avec le parti Ennahdha et la coalition Al-Karama, dont certains membres vont jusqu’à insulter le chef de l’Etat ? A-t-il oublié que sans la prévenance, toute relation deviendrait impossible. Quand à la réalité politique, elle est presque inimaginable, de fait, la Tunisie est gérée, gouvernée et maintenue à flot, juste grâce à ses fonctionnaires qui se trouvent noyés dans des décrets et des circulaires administratifs archaïques et souvent difficiles à mettre en pratique. D’où les blocages à tous les étages…
* Ancien rédacteur en chef dans une radio internationale à Paris.
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