Après les anges investisseurs (business angel), la Tunisie post-2011 fait désormais face aux investisseurs des fonds vautours (vulture funds). Moodys dégrade pour la 8e fois la cote de crédit de la Tunisie et sa Banque centrale. Et le pire reste à venir! La Tunisie doit emprunter pour l’équivalent de 40% de son budget 2021 et n’aurait quasiment plus d’argent pour payer son armada de fonctionnaires. La prime de risque annoncée par Moodys pour la Tunisie avoisine les 6,75% (sans compter les intérêts et agios).Tout un appel du pied aux fonds vautours, ces rapaces voraces pour les États de ces pays lilliputiens très endettés et en mal-gouvernance endémique. Qui sont-ils ces fonds vautours? Comment procèdent-ils ? À quoi s’attendre? Décryptage.
Par Moktar Lamari, Ph.D.
L’État tunisien bat de l’aile et le verdict de Moodys le confirme: dette insoutenable, ministres amateurs, politique monétaire chancelante, État incapable de réformer, déni total des ABC de la bonne gouvernance et des défis liés : réduire les effectifs de fonctionnaires, moderniser l’État, redonner confiance aux investisseurs, restarter la productivité, alléger le fardeau d’une bureaucratie gangrenée par la corruption. Le même carton jaune est adressé à la Banque centrale, dont la politique monétaire est jugée erratique, inefficace et dévastatrice pour l’investissement.
Le tout se passe après 10 ans de transition démocratique, avec 10 gouvernements et plus de 460 ministres, qui ont tous dépensé sans compter pour sévir et servir des intérêts partisans, en faisant fi aux principes élémentaires d’une gouvernance rationnelle axée sur les résultats (et pas sur des promesses et des objectifs non-quantifiables).
Attention, les fonds vautours sont imprévisibles !
À demi-mot, Moodys prédit l’insolvabilité prochaine de la Tunisie et ouvre la porte aux scénarios les plus pessimistes. La Tunisie est désormais un terrain de chasse privilégié pour ces fonds vautours et leurs relais dans l’univers politico-affairiste à la Kasbah et au Bardo.
Au regard des performances économiques, la dette souveraine de la Tunisie est tellement disproportionnée qu’elle ne peut pas se restructurer facilement dans un contexte de mal-gouvernance endémique, avec des déficits budgétaires structurels et grandissants.
Pour un gouvernement faible, dysfonctionnel et voué à la démission, la Tunisie décotée devient un terrain de chasse privilégié pour les fonds vautours, comme l’ont été d’autres pays mal-gouvernés au niveau international : Liban, Grèce, Congo-Brazzaville, Cameron, Argentine, Pérou, Honduras, RDC et bien d’autres, durant les 20 dernières années.
Le contexte de crise actuelle entre les institutions au sommet de l’État attise les tentations et les appétits des fonds vautours, ces investisseurs spéculateurs qui tirent profit des États mis sur une trajectoire d’imminente cessation de paiement.
Rapaces, vautours… des adjectifs certes peu sympathiques, pour des investisseurs qui achètent, sur des marchés secondaires et au rabais, des titres de dette d’États en difficulté (30 à 50% moins chers que leur valeur faciale). Ils procurent des liquidités immédiates, le tout pour alléger la pression pesant sur des gouvernements, partis et ministres dont la longévité politique est mise à mal.
Ils sont discrets et invisibles. La quasi-totalité des fonds vautours opèrent dans l’obscurité totale : sans communication publique, avec des données financières confidentielles, avec un actionnariat mystérieux et un siège social sans adresse fixe et vérifiable.
Dotés de ces actifs étatiques bradés, les fonds vautours attendent le moment venu pour s’opposer à la restructuration de la dette de ces pays, quand ceux-ci déclarent une cessation de paiement des dettes venues à échéance. Ensuite, ils vont saisir la justice internationale (américaine et européenne) pour exiger le paiement de la valeur faciale de la dette initiale, en plus des intérêts, agios et frais de gestion. Et ainsi ils font des bénéfices pouvant atteindre 30 à 400 fois leurs mises de fonds initiales, et ce en moins de 3 à 4 ans.
Ces fonds vautours sont une cinquantaine de par le monde et sont principalement issus des pays du G7 et depuis peu par des pays qui ont mis en place les sukuks, les fonds islamiques des pays du pétrodollar.
Ces «vautours» sont très connus par leur agilité et leur capacité à surprendre les États mal-gouvernés, dont les élites sont incompétentes, souvent corrompues, instables et mal-organisées, comme c’est le cas de la Tunisie d’aujourd’hui.
Ces fonds vautours sont puissants et ont leurs propres portes d’entrée dans les sphères de gouvernance des États faillis. Ils affectionnent particulièrement les ministres et les gouvernements sur qui pèsent des soupçons de corruption.
Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) n’ont pas pu légiférer au niveau international pour bloquer les fonds vautours et ont laissé faire! Les enjeux de chantages monétaires et géopolitiques vont au-delà de leurs champs de compétence.
À tire d’exemple, le tableau suivant liste les coups bas menés par certains fonds vautours dans des pays ayant déclaré faillite ou presque, durant les dernières décennies.
Le Bardo et la Kasbah en ligne de mire
La Tunisie est déjà infiltrée par ce type d’investisseurs spéculateurs, et ce par le biais de leurs partenaires financiers locaux. Ces fonds vautours agissent en toute légalité au travers de plusieurs canaux financiers, monétaires, politiques, voire diplomatiques.
À Tunis, certains bureaux d’études, certaines banques commerciales, certaines ambassades et surtout des élus et ministres composent avec les émissaires de ces fonds vautours et les voient agir en nombre, flairant les bons filons pour tirer profit de l’assèchement des moyens et financementsde l’État tunisien.
Leur créneau d’affaires consiste à avancer parcimonieusement de la liquidité en devises fortes pour s’emparer en rien de temps et par des réseaux officieux des dettes et obligations venant à échéance, mais aussi d’actifs très dévalorisés (sociétés d’État, terres domaniales, banques publiques…). Le tout se fait sur un marché plutôt nébuleux, informel, sans en parler à la Banque centrale, au gouvernement et encore moins aux médias…
En Tunisie, la trentaine de banques opérant dans le pays sont dans la mire de ces fonds vautours. Une dizaine de banques détentrices de titres de dettes émises par le gouvernement seraient tentées de faire affaire avec ces fonds vautours, en bradant leurs obligations venues à échéance et dont le remboursement devient de plus en plus incertain.
Et cela se justifie par au moins trois raisons, toutes «rentables» pour la banque concernée, mais pas nécessairement pour le pays et la collectivité tunisienne.
- Un, de telles transactions entre banque locale et fonds vautours peuvent procurer de précieuses liquidités en contrepartie d’actifs, par définition obligataires peu monnayables, et ce pour saisir de nouvelles opportunités d’investissement (projets émergents et plus lucratifs). Le coût d’opportunité peut être tellement important et certain que la Banque en question peut brader des obligations d’État, avec des prix cassés de 20 à 50% de leur valeur nominale.
- Deux, de telles transactions peuvent donner une opportunité unique aux banques locales désireuses de transférer de l’argent (fuite de capitaux) sur des comptes étrangers, dans une démarche de sauve qui peut, et dans un contexte de risques élevés de cessation de paiement de l’État. Deux banques libanaises ont réussi récemment à expatrier des obligations d’États pour plus de 600 millions de $US, au profit de fonds vautours, alors que le pays déclarait sa cessation de paiement. La justice libanaise n’a rien pu faire pour invalider ces transactions alors que les banques rationnaient les retraits en devises pour les citoyens libanais. La Banque centrale libanaise n’a rien vu et rien senti venir alors que le Liban déclarait cessation de paiement.
- Trois, les banques locales détentrices d’obligations de l’État tunisien n’ont pas d’autres alternatives que de s’orienter à la justice tunisienne, si l’État tunisien se trouvait en situation de cessation de paiement. Et cela peut prendre des années avant d’aboutir, avec tous les risques de corruption, d’intrusion politique… qui entourent le système de justice et ses honorables juges. C’est pourquoi ces banques locales préfèreraient se débarrasser au rabais de ces obligations au profit des fonds vautours. Ceux-ci saisiront les tribunaux américains et européens pour se faire rembourser la valeur nominale des obligations en question, engrangeant ainsi des bénéfices colossaux, au regard des coûts d’acquisition. En facturant les frais d’avocats, des intérêts et des agios à l’État tunisien.
Et peu de temps après, ces «vautours» mettent la pression pour faire chanter l’État, avec des rendements monnayables sur le marché international, avec des dividendes qui peuvent atteindre les 400% en 3 à 5 ans.
Apprendre de l’histoire!
Prenons un cas concret pour illustrer. Récemment, et lors de la crise de la dette en Grèce, le Fonds Third Point a acheté pour 170 millions $US, une dette de 1 milliard de $US (valeur faciale). Quand les pays prêteurs ont voulu restructurer la dette de la Grèce, Third Point s’est opposé et a fait une pression pénale et politique pour revendiquer la valeur totale de la dette concernée. Au final, il obtient un montant de 670 millions $US contre une avance de seulement de 170 millions $US, soit un rendement de 400%, en moins de 3 ans.
Autre exemple, le fonds vautour Elliott avait acquis pour 11,4 millions de $US, une partie de la dette du Pérou, d’une valeur faciale de 20,7 millions de $US, avant de s’opposer à la restructuration de la dette de ce pays, contrairement aux autres prêteurs qui ont obtenu de nouveaux titres en échange des anciens. Au final, Elliott obtient gain de cause par la justice américaine avec une décision obligeant le Pérou à débourser pour Elliot plus de 55,6 millions de $US. Le Pérou a fini par payer pour éviter la saisie de ses actifs et comptes bancaires à l’international, avec notamment des jugements venant de tribunaux européens, principalement situés à Bruxelles, siège de la Commission européenne.
Dans le contexte tunisien, le secteur bancaire national risque d’agir en complicité avec ces fonds vautours, dans le cadre de stratégies d’affaires légales, mais qui risquent de spéculer sur la dette tunisienne.
En Tunisie, les tribunaux et la Banque centrale de Tunisie (BCT) ne disposent pas de suffisamment de dispositifs réglementaires et de leviers pour se détecter et se défendre contre les fonds vautours. Encore un problème de gouvernance et de gestion à vue.
Les partis politiques ne font pas mieux, et pour rester au pouvoir ils peuvent faire alliance avec le diable, au sens propre comme au figuré. Il suffit de lire la cartographie des alliances politiques ayant géré le pays depuis 2011. Toujours, des alliances impliquant le parti islamiste avec des partis et élites se prétendant modernistes.
Moodys a prévenu contre des risques imminents (dernière phrase du plus récent communiqué de cette agence respectée) qui guettent une Tunisie affaiblie par 10 ans de mal-gouvernanceet totalement dépourvue d’épouvantails efficaces pour faire éloigner les «vautours» du ciel de Tunis… et pour alerter au passage le gouvernement, la BCT, les banques et les sociétés d’État…
* Universitaire au Canada.
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